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1. Ce franchissement exprime …
La signification émerge donc au passage de la barre, lequel pour l’heure demeure, sans jeu de mot, une pure métaphore.
On en apprend plus sur le franchissement lui-même, qui est défini (ainsi que nous l’avons déjà signalée plus haut) comme le passage du signifiant dans le signifié. La formulation est ici essentielle et on sait que sur ce point Lacan n’est jamais négligent. Le signifiant passe donc dans le signifié. C’est le signifiant qui est actif, le signifié subit. L’image du fil et du tissu peut nous guider.
Mais ce qui est plus important encore, c’est qu’ici ce franchissement est identifié comme étant la place du sujet. Notons au passage que nous avons un mouvement, un processus : le franchissement, et un lieu : la place du sujet. Non pas le sujet lui-même, mais sa place. De là à sous-entendre que le sujet n’est pas une chose, mais simplement une place, il n’y a qu’un tout petit pas. Lacan dirait : peu importe ce qu’est le sujet par lui-même, la seule chose qui compte, la seule chose qui puisse le définir, c’est cette place, là où le signifiant passe dans le signifié. Là est le sujet. Ce passage du signifiant dans le signifié est constitutif du sujet.
C’est l’élément qui nous manquait. Le sujet se présente ou peut être saisi là où s’opère ce passage du signifiant dans le signifié, parce que ce passage ne peut être effectué que par lui. On peut donc s’en tenir à cette icée que ce passage constitue le sujet. Le sujet n’est donc pas simplement une instance qui se trouverait au bon endroit, endroit où à la rigueur d’autres instances pourraient se substituer à lui. La place ainsi définie n’est pas seulement la place où se trouverait le sujet, c’est ce par quoi le sujet est. Nous dirons qu’il est sujet de par sa fonction d’agent de la signifiance. En d’autres termes, pour dire les choses plus simplement, le passage du signifiant au signifié, la production d’un nouveau signifiant interprétant métaphoriquement le premier, est le fait d’un sujet. Signifiance et subjectivation, c’est une seule et même chose.
On voit tout de suite que cette place du sujet dépend du signifiant et se détermine à un moment précis, mais fugace et toujours transitoire. C’est le point de contact qui fait coïncider un bref instant le signifiant et le signifié. Le sujet est donc lié non pas à une identité, voire une posture, mais à un événement Le sujet est l’agent de la rencontre entre le signifiant et le signifié. Il est le signifiant qui s’expose à un autre signifiant, qui est informé par lui.

2. C’est la fonction du sujet …
Le sujet est donc défini ici en tant que fonction de signifiance. Notons au passage la manière dont un concept est abordé ici. On ne va pas chercher une chose, mais une fonction. Une instance est donc presque toujours, dans la perspective structurale, définie par sa place dans un dispositif, un système, et non comme un objet qu’on puisse examiner pour lui-même. Et puisque cette fonction est ce par quoi le sujet est sujet, et non pas seulement agent de ses propres actions, nous devons porter notre attention sur une théorie conjointe de la signification et de la subjectivité.
Le moment du sujet, au sens termporel du terme est celui où le signifiant est reconnu, donc interprété. C’est la réalisation de la signifiance qui atteste la présence de l’Autre et ce qu’il représente pour moi à travers la signifiance de ce signifiant. Il ne serait pas faux d’avancer que l’interprétation du signifiant constitue le point de contact avec l’Autre.

3. Je pense donc je suis …
Mais le sujet est un mot familier de la tradition philosophique. Puisqu’il y a ici rencontre entre le discours lacanien et cette tradition, il faut clarifier les choses.
Dans la formule cartésienne, l’être du « je » est affirmé dans le fait qu’il pense. Il n’y a pas d’inconscient dans cette formule. Dès lors, rien ne s’oppose à ce qu’en philosophie le sujet soit assimilé à la conscience, que la conscience pure, sans partage, soit requise comme condition de la pensée philosophique. Le sujet philosophique, c’est la conscience. C’est le sujet transcendantal capable de s’isoler dans sa pensée de soi-même et du monde, un sujet transparent que ne trouble aucun mouvement interne incontrôlé.
Ce sujet est en particulier le sujet de la science. La réflexion cartésienne constitue une condition nécessaire de la pensée scientifique, ce qui manquait à la pensée pour devenir scientifique. On notera ici que la réflexion cartésienne, du point de vue où Lacan la considère, porte sur la science elle-même, le cogito comme ce qui manquait au savoir pour accéder au satut de science, et sur une certaine définition, épurée, réduite à une seule dimension, du sujet. Le sujet de la science est pure conscience. Il en résulte que le scientifique qui fait de la science ne peut être le sujet qu’il est dans sa vie ordinaire. C’est un sujet transparent, sans émotions ni mystère. Sa conscience est une conscience jouée, méthodologique, construite pour les besoin de la cause. C’est pour cela qu’un scientifique peut « buguer », comme un ordinateur : une machine qui se dérègle.
La conclusion du paragraphe mérite qu’on s’y arrête. L’affirmation existentielle du sujet transcendantal. Tout est là. Ce qui est affirmé comme existant de manière certaine, ce n’est pas un sujet concret, vivant, pétri de doutes et d’extravagances. C’est un produit de distillation, un produit parfaitement transparent : le sujet transcendantal, dégagé de toute contingence.

4. Peut-être ne suis-je qu’un objet …
Je suis absolument, donc envers et contre tout, dans la seule dépendance de cette affirmation.
« Je », par le seul fait qu’il pense, est constitué dans son être, ce qui ne dit rien de ce qu’il est, de ce qu’il contient, de ce dont il est fait, des égarements dont il est capable.
Peu importe ce que par ailleurs je suis, puisqu’en tant que conscience pensante, quoi que je sois par ailleurs, je contrôle absolument ma pensée, cette pensée-là au moins. Cette pensée, si je l’épure, sera comme un sanctuaire inviolable.
C’est cette certitude qui vole en éclats avec la découverte freudienne. Il ne sert à rien de blinder la porte d’un coffre fort dont le fond n’est pas fermé.
Mais ce paragraphe nous dit encore autre chose. Le sujet transcendantal étant un sujet épuré à l’extrême – je dirais une parfaite idée de sujet -, je puis passer de « cogito ergo sum » : « Je » est du fait que « je » pense à « ubi cogito, ibi sum » : là où « je » pense, « je » suis. Cela revient à dire que la pensée contient le « je », qu’elle le contient tout entier et tel qu’il est. Le « je » est donc la conscience pensante.

5. Bien entendu …
Cette belle assurance de la conscience philosophique a son prix et il est élevé. Si tout ce que « je » suis n’est dans le « je » pense que du fait que je pense, alors je suis convaincu d’une parfaite adéquation du je à ma pensée. Je puis me mettre en route en tant que philosophe pour un long voyage philosophique. Mais cela peut-il me suffire, non pas en tant que philosophe, mais simplement en tant qu’être humain confronté aux aléas de l’existence ? Est-ce suffisant pour m’apaiser ? Et si je suis philosophe, moi qui ne suis pas né philosophe, comment et pourquoi le suis-je devenu ? Et que suis-je quand je ne philosophe pas ?

Note 21
Pourquoi des philosophes ? Est-ce un problème philosophique ou un problème existentiel (si l’on admet une distinction entre les deux) ? C’est justement parce qu’on peut se permettre cette distinction, ce léger décalage entre un être humain et un philosophe, que la question devient passionnante. Pourquoi être philosophe n’est-il pas simplement la réalisation ultime de toute existence humaine ?

6. L’éluder pourtant sous le prétexte …
Eluder quoi ?
Cette pensée qui ne regarde que moi. Moi qui suis philosophe, jusqu’à quel point suis-je dans ma propre philosophie ? Est-ce que seulement je puis le savoir ? Au fond, ma philosophie étant là, étalée, je puis m’en retirer, elle n’a plus besoin de moi, elle est laissée là, pour les autres. A vous d’en juger, les autres, car ce n’est plus mon affaire.
Pourtant, c’est bien une question légitime. C’est à ce titre que je ne saurais l’éluder.
Mais Lacan en rajoute une couche : l’éluder serait faire preuve d’inhibition.
Ce serait ne pas voir que la question se résout d’elle-même. Du simple fait que mon discours est, j’y suis. Point barre. Et quant à savoir ce qu’il y a dehors, peu importe, car là, il n’y a rien. Il n’y a pas de métalangage.

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1. C’est aussi s’interdire …
– L’univers de Freud comme on dit l’univers de Copernic.
L’univers de Copernic est bien ce que nous appelons l’univers avec ses étoiles, ses planètes, etc. Pour Freud, il s’agit d’un univers par métaphore. Les deux peuvent être superposés (en quelque sorte) à une condition. Ce n’est pas l’univers qui a besoin de Copernic, mais l’homme, le sujet humain qui s’interroge sur sa place dans le système du monde. Et chez Freud, nous retrouvons le sujet humain qui s’interroge non plus sur sa place dans un système matériel, mais sur le sens même du mot Je.
C’est le sens à donner au mot « univers » qui importe ici.

2. La place que j’occupe …
a) sujet DE signifiant et sujet DU signifié.
D’abord notons que la répétition du mot « sujet » doit nous amener à trancher : s’agit-il de deux posture d’un sujet unique ou y a-t-il deux sujets ? On comprend assez facilement ce que peut vouloir dire « sujet du signifié » puisque nous avons vu que le signifié était le résultat d’une opération su sujet. Mais l’expression « sujet de signifiant » mérite un examen plus approfondi.
Le sujet de signifiant est le sujet pris dans la phrase. Le « je » d’une phrase qui le situe et le détermine. C’est une fonction dans la phrase. Le je du signifié n’est impliqué dans aucune phrase qui le détermine autrement que dans l’affirmation de son être. C’est le sujet du « je suis ».

3. Il ne s’agit pas de …
Ce paragraphe fournit des précisions qui nous aideront à comprendre le paragraphe précédent.
a) Deux énoncés : « Je parle de moi » et « Je suis ». La première personne apparaît ici trois fois : deux fois exprimée par « je » et une fois exprimée par « moi ». Nous faisons clairement la différence entre le « je » sujet et le « moi » objet. Si « je parle de moi », alors le « je » sujet applique sa parole à lui-même en tant qu’objet. Nous connaissons bien cette distinction, et nous savons que cette différence de point de vue ne nous permet pas de superposer les deux en tous points. Chez Lacan, cela se marque sous la forme de la distinction entre le S (dont nous ne savons pas toujours s’il désigne le signifiant ou sujet moi, ou le sujet en tant que signifiant) et le moi, qui est l’effet de la dialectique a’ a.
Mais qu’en est-il des deux « je ». Dans un cas « je » est sujet de l’énoncé ayant sa place dans l’énoncé, dans l’autre « je » est simplement le sujet de son être, celui qui est, non pas en tant qu’il dit quelque chose, mais en tant qu’il peut parler. C’est celui qui peut parler au moment où il ne parle pas. Ce n’est pas simplement celui qui existe. C’est celui qui est en état d’affirmer son être, ce qui est autre chose que simplement être là, exister. Nous dirons, faut de mieux que dans la première phrase nous avons un « je » pris dans un énoncé particulier qui le détermine et dans la seconde un « je » en quelque sorte absolu.

4. Il n’en reste pas moins …
Certitude et incertitude, certitude dans l’incertitude. Il s’agit d’un mirage. La certitude est celle que nous offre le jeu du langage : nous avons la capacité de proférer des paroles certaines. Ainsi prend corps et se développe le discours de la science. Mais ce discours est porté par un sujet profondément incertain quant à lui-même, et toujours porté à mettre en doute la légitimité de ses propres motivations.

5. Aussi bien si, …
Ce contrôle de la métonymie est le contrôle du discours. Refus de toute prise de risque, de tout empiétement sur l’inconnu. Il s’agit de n’accepter qu’un dire qui se contrôle lui-même, garantissant dans son énonciation même sa propre vérité – c’est le cas de la tautologie -.
Deux affirmations à justifier : la métonymie sert la nostalgie. A toutes fins utiles, rappelons que la nostalgie est une douleur due à l’impossibilité du retour. La métonymie sert la nostalgie dans la mesure où toute expression tire les fils qu’elle déroule d’un âge d’or présumé révolu. Le discours est l’expression de l’enracinement dans une histoire. Or, on peut contraindre la métonymie à ne porter un discours qui ne repose que sur lui-même. Ses ressurces peuvent donc mettre le sujet à l’abri de toute histoire.
Or le sujet ne peut être extrait de son histoire puisque son propre discours an-historique est, du fait de son énonciantion, un élément constitutif de cette histoire.

6. Non moins qu’à me porter …
Nous avons ici deux mouvements opposés : l’un tend vers le je veux être ce que je suis et ne veux être que cela ; l’autre vers la réalisation de cet être qui est à la fois là et encore à venir.
Le premier mouvement relève de la métonymie et le second de la métaphore.

7. Or c’est sur ces points mêmes …
Le discours maîtrisé comme espace de l’évidence. Je crois que pour comprendre tout cela, il faut admettre un besoin de certitude auquel le discours répond en apparence. Mais tout discours suppose un sujet et le statut de ce dernier est aussi flou que le discours semble clair.
L’évidence du discours va être subvertie par l’empirique, c’est à dire par l’être-là du sujet.

8. Ce jeu signifiant …
Une clavette est une petite cheville plate, qui passe au travers d’une plus grosse pour l’arrêter. On use d’une clavette pour qu’un axe puisse entraîner une roue.
Il nous faut donc imaginer le désir comme quelque chose dont le mouvement peut être bloqué. Ici par un refus du signifiant ou un manque de l’être.

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1. C’est-à-dire que …
Partons de l’image finale, qui nous rattache dans une certaine mesure à l’image du train sur ses rails. Le sens serait comme un anneau qui pourrait glisser sur une ficelle, la ficelle étant la chaîne signifiante. La place de l’anneau n’est jamais fixe, il est toujours ailleurs, l’ailleurs d’aucun point précis. Le sens est toujours je. On devrait dire, dans tous les sens de cette expression : « je » fais/fait sens.
Ce « je » est toujours décalé par rapport à lui-même.
Nous avons été pris sous le charme de ce « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas »

2. Ce qu’il faut dire, c’est : …
Voici la formulation canonique, définitive.
a) Je suis quelque part le jouet de ma pensée. C’est ce qui arrive chaque fois que je tente de me penser moi-même. Cela me place par rapport à ma pensée dans la position d’un jouet, c’est-à-dire d’un objet complètement soumis aux caprices de ma pensée. Ce n’est pas sérieux, pourtant c’est tout ce que je suis capable de faire.
b) Mais il y a une dimension où je pense à ce que je suis, donc, si l’on peut dire, où je me pense « véritablement » en tant qu’être et non en tant qu’objet. Mais alors cette pensée a lieu sans que je pense la penser, hors du champ de la pensée consciente..
On distinguera celui qui parle et qu’on entend parler, celui qu’on tentera de saisir tel qu’il nous apparaît à l’intérieur de son discours et probablement aussi dans l’énonciation de celui-ci, et celui qui est, qui pense son être sans le savoir et qui a pour manifestation visible ce je qui parle et que je perçois. Il devient possible à l’analyste de percer la carapace de langage qui définit ls contours et d’accéder à ce « je » que le discours trahit et masque en même temps.

3. Ce mystère à deux faces …
Ce paragraphe est dominé par le nombre deux.
a) Les deux faces du mystère.
b) Deux faits.
c) deux dimensions de la chaîne signifiante : métonymique et métaphorique.
d) deux plans différents : on est dans l’un ou dans l’autre, jamais dans les deux à la fois.
Essayons de voir comment ces oppositions se recouvrent, en quoi ce sont les différents aspects d’une même opposition.
Le premier fait à trait à l’invocation de la vérité. Cette invocation ne peut s’opérer que dans les termes du processus métonymique, en obéissant aux lois qui le régissent.
Que faut-il entendre par « dimension d’alibi » ? Un alibi est la présence d’une personne dans un autre lieu que celui où un crime a été commis. Il y a donc l’idée de n’être pas là à l’endroit où quelque chose, ce dont il s’agit, s’est passé. Cette idée d’alibi, nous l’avons déjà entrevue dans « je suis où je ne pense pas ». Mais ici, il s’agit du processus métonymique. C’est toujours quelque chose de ce qui est dit qui se fait jour dans le dire. Le discours ne nous livre pas son objet, il l’évoque dans un enchaînement d’allusions. Le je du discours, c’est le je métonymique, qui s’étend de proche en proche, d’allusion en allusion, qui est toujours décalé par rapport à lui-même, qui court après lui-même d’allusions en allusions sans jamais pouvoir se saisir ; le je qui est est le noyau autour duquel le discours gravite, noyau qu’on ne peut saisir que métaphoriquement et du point de vue de l’Autre.
Quant au sens, c’est le second fait, il est le résultat du traitement métaphorique du signifiant et cela, on ne peut le comprendre que si l’on prend acte du fait que le signifiant et le signifié ne sont pas dans le même plan. Fait dont découle la conséquence suivante, celle qui nous importe le plus ici : Il n’y a pas d’axe commun, donc de moyen de tenir les deux ensemble dans une même étreinte. Supposer un tel axe pour en faire le lieu d’un sujet apte à tenir le tout est donc parfaitement illusoire.

4. Ceci du moins jusqu’à …
Telle est la découverte de Freud.