La définition de la compréhension par Dilthey, s’il faut en croire Ricoeur, pourra sembler paradoxale.
Revenons cependant au sens des mots. L’explication est tournée vers l’extérieur. Elle consiste à formuler à l’attention d’autrui un discours portant sur un aspect de la réalité. La compréhension, en revanche est un processus purement interne. Comprendre, ce n’est pas faire savoir ce qu’on a compris ni même, simplement, qu’on a compris quelque chose.
Parler de processus interne ne signifie pas que la compréhension soit sans objet ; mais, et c’est là que la position de Dilthey est tout à fait intéressante, cet objet serait toujours la subjectivité, celle d’un autre ou la sienne propre. Par ailleurs toute subjectivité est par définition singulière. « La région de l’esprit est celle des individualités psychiques dans lesquelles chaque psychisme est capable de se transporter. » (Ricoeur, p. 160) Cette définition, dont je ne puis affirmer avec certitude qu’elle exprime directement la pensée de Dilthey, est très exigeante. Elle présuppose la notion de psychisme, ce qui ne devrait pas présenter de difficulté, à quoi elle ajoute l’idée qu’un psychisme singulier aurait la capacité de se transporter dans l’autres psychismes singuliers. Or nous savons que c’est impossible stricto sensu et Dilthey ne se réclame pas de la transmission de pensée. Il faut donc l’entendre d’une certaine manière, nous verrons plus loin comment.

S’agissant des sciences humaines, cette définition peut surprendre énormément. Examinons les choses de plus près.
Dans l’article précédent nous avons parlé d’artefacts, terme dont nous assumons à nos risques et périls la présence ici, puisque qu’on ne le trouve pas chez nos auteurs. Un artefact est un objet matériel ; on peut donc l’envisager sous cet angle exclusivement, ce qui ne nous avancerait pas à grand-chose. En tant que production humaine, en revanche, sans être forcément de la pensée, ni forcément contenir de la pensée au sens trivial du verbe contenir, il s’annonce comme produit ou expression d’une pensée, d’un désir, d’une intention… Plusieurs termes existent pour le dire. Lorsque nous considérons un artefact : une oeuvre d’art, un texte littéraire, un outil, un bâtiment, une forme d’organisation sociale, une institution comme le droit ou le langage, ce que nous y cherchons, c’est bien les processus mentaux auxquels renvoient ces objets. En effet, les comprendre en tant que créations humaines, c’est aller chercher derrière les apparences matérielles les pensées qui les fondent et dont elles procèdent. Ne soyons pas naïf. Comprendre un texte littéraire, ce n’est évidemment pas prétendre retrouver derrière le texte les intentions de son auteur ou, si c’est le cas, ce ne sera que le cadet de nos soucis. Pourtant, ce que nous recherchons sous l’écorce du texte, ce sont bien les processus mentaux dont ce texte peut être l’expression, le champ de pensées – qu’elles aient ou non été consciemment formulée par l’auteur – dans lequel, en tant que lecteurs nous évoluons au contact du texte. Une autre citation, de Dilthey cette fois, nous éclairera sur ce point (Origine et développement de l’herméneutique, 1900) : « Nous appelons compréhension le processus par lequel nous connaissons quelque chose de psychique à l’aide de signes sensibles qui en sont la manifestation ».
Le besoin ou la nécessité d’une telle connaissance est présupposée, il ne s’agit pas d’en dégager ici les raisons. Ce qui compte ici, c’est le mode opératoire qui est clairement décrit. Le psychisme d’autrui n’est pas accessible directement (le psychisme propre ne l’est guère plus d’ailleurs) ; si l’on doit y accéder, on ne pourra le faire qu’indirectement, à partir de données accessibles au sens qui en sont les manifestations. Les sciences de l’esprit, comme celles de la nature, ont comme point de départ des données matérielles. A cela près que le scientifique verra des indices là où l’historien, le sociologue ou le philosophe interpréteront des signes.
Au cas où la différence entre expliquer et comprendre et entre indice et signe ne serait pas encore claire, je souligne. En tant qu’il nous est donné par la nature, l’objet est susceptible d’être expliqué, ses caractéristiques multiples sont autant d’indices à prendre en compte dans la construction de l’explication ; en tant qu’artefact, il nous intéresse d’une tout autre manière ; ce que nous cherchons en lui, c’est, en fonction de son auteur, l’intention dont il procède et, du point de vue du lecteur, utilisateur, consommateur que nous sommes, ce qu’il peut signifier pour nous.
A ce stade, une autre distinction se dessine : confrontées au foisonnement et au désordre apparent du réel sensible, les sciences de la nature auraient pour vocation d’énoncer des lois générales, voire universelles. Dans des conditions identiques, une expérience, reproduite indéfiniment aboutirait toujours au même résultat. Les choses ne se passent pas ainsi dans les sciences de l’esprit. Celles-ci seraient toujours renvoyées, en dernière analyse à des singularités. Il est vrai que des données collectées en grand nombre finissent par s’ordonner selon des lois universelles et que les phénomènes humains, considérés à une certaine échelle deviennent tout à fait prévisible. Dans des conditions données, il n’est pas possible de savoir ce que fera un individu singulier ; en revanche, le comportement de dix mille individus n’offrira pas de surprises.
Est-ce un démenti à la distinction que nous venons de signaler ? Tout dépend de ce que l’on cherche. Si je veux faire l’impasse sur le comportement de l’individu et sa liberté, je puis m’en tenir aux lois statistiques. Si au contraire je m’interroge sur ce qui peut distinguer le comportement d’un individu de celui d’une masse humaine, alors je fais apparaître un champ d’investigation irréductible aux lois générales, réservé aux sciences de l’esprit.
Enfin, les sciences de la nature elles-mêmes, en tant qu’activités humaines, sont des artefacts et tombent sous le coup des sciences de l’esprit.
L’opposition des deux masque donc une continuité paradoxale.