Dans Le Paysan de Paris, Aragon écrit et, dans le même mouvement, s’explique sur son écriture. J’aimerais pouvoir examiner le texte comme un enfant démonte un vieux réveil pour en comprendre le fonctionnement.
Une première caractéristique saute aux yeux : tout se déroule sur deux plans, celui de la réalité objective et celui du rêve.
Mais évitons de faire comme toujours, essayons de ne pas considérer qu’il suffise de dire « réalité objective » pour que tout devienne clair.
Qu’est-ce donc que la « réalité objective » ? On a l’impression – illusoire – qu’il s’agit, à l’extérieur de nous, de quelque chose d’indéniable, d’une évidence. Souvenons-nous que c’est de cela, justement que Descartes a d’abord prudemment douté ; non pas tant pour prétendre que cela n’existe pas, mais bien pour affirmer que rien ne nous oblige à admettre qu’il en soit du réel comme nous le voyons. Bref, il faut bien avec mais mieux vaut ne pas se fonder là-dessus pour élaborer une philosophie.
La réalité objective est ce sur quoi tous les hommes s’accordent dans leurs descriptions. Si je veux montrer quelque chose à quelqu’un et que je lui parle de la maison jaune qui se dresse à une centaine de mètres devant nous, cela ne pose pas de problème à mon interlocuteur : il n’hésite pas un instant à admettre la présence de la maison jaune devant lui. Mais si j’évoque une maison sinistre, il est fort possible que ce qui est sinistre à mes yeux ne le soit pas pour tout le monde.
Bref, est objectif ce qui est identique pour tout le monde. Toute donnée objective, en principe, devrait pouvoir s’appuyer sur une expérience de type scientifique – fût-elle très simple -, qui aboutisse pour tout le monde au même résultat. Si ce caillou pèse 50 kilos pour moi qui en ai mesuré le poids avec une balance, il pèsera 50 kilos pour tous ceux qui savent se servir d’une balance.
La subjectivité, c’est la même réalité, mais rapportée à une sensibilité singulière qui ne s’aligne pas sur des données universelles. J’insiste bien sur ce fait : c’est la même réalité, le monde n’a pas changé, c’est toujours le même contexte, à cela près que ce que je puis en dire ne concerne au départ que moi. Cela peut ressembler à ce qu’un autre pourrait en dire, mais ici, la différence d’un discours à l’autre est parfaitement légitime. C’est que dans la perception subjective du monde intervient à plein le sujet.
On croit en général – mais il s’agit d’une illusion – que l’objet saisi objectivement l’est comme il est en soi ; on sait, en revanche, que l’objet saisi subjectivement n’est que la manière dont un individu singulier en fait l’expérience, le « métabolise ».
Je parle d’illusion dans le cas de l’objectivité et il faut que je m’en explique. A partir de Kant, il est établi que dans tous les cas nous n’avons accès qu’à notre expérience de la chose, le phénomène. La distinction entre objectivité et subjectivité, dès lors ne tient plus qu’à ce qui distingue deux manière d’appréhender le phénomène. Le scientifique produit des machines, des dispositif plus ou moins subtils : la règle graduée des écoliers est l’un de ces dispositifs. Celui-ci est placé en quelque sorte entre l’objet et le sujet, ce dernier s’imposant un retrait, une suspension du jugement et laissant opérer le dispositif. Pour la longueur du segment tracé sur le papier, je m’en remets à ma règle. Je ne m’en mêle pas, le verdict tombe indépendamment de moi, que cela me plaise ou non. Dans l’expérience subjective, le dispositif est le sujet lui-même, sa sensibilité, son émotivité, la complexité de sa psyché. L’instrument de mesure, c’est tout cela. Chaque sujet ou pour faire simple chaque individu constitue un réactif singulier, que rien n’oblige à ressembler à aucun autre.
Opposer radicalement objectivité et subjectivité peut avoir un sens d’un point de vue philosophique pour pouvoir les définir précisément ; mais pratiquement il y a oscillation permanente et continuité de l’une à l’autre.
Quand Aragon, au détour d’une phrase bondit dans le rêve, voire le délire, il prend acte de l’expérience concrète et quotidienne de chacun.
Plus encore, il fait de cette mise en relation de plans ordinairement séparés un principe d’écriture, une doctrine littéraire.
Si l’on cherche à démonter le Paysan de Paris comme on démonte un réveil, il faut être attentif aux données suivantes :
1. Le Paysan de Paris, texte de littérature, est en même temps une réflexion sur la littérature. Il y a dans le texte quelque chose de réflexif. La parution de l’ouvrage dans la presse sous forme de feuilleton alors même que se continuait sa rédaction permet des retours intéressants et surprenants sur le début du livre, une prise en charge des réactions -réelles ou supposées- des lecteurs dans l’élaboration même du livre.
2. Le livre comporte des passages clairement académiques dont le caractère sérieux ou parodique est laissé à l’appréciation du lecteur. On ne sais pas si c’est du lard ou du cochon, mais il ne s’agit jamais d’un pur canular. Canular ou non, le contenu du texte donne à penser.
3. On peut aller chercher dans le livre même des allusions au changement de registre, mais aussi au fait que si le texte prétend nous placer dans le registre du réel dans une pure description, nous nous demandons si la fidélité même de cette description n’est pas le déguisement d’un rêve à la puissance 2. Réciproquement, quand il prend un envol poétique, livrant non plus la chose mais quelques-unes des multiples associations possibles à partir d’elle, on se demande s’il n’atteint pas là l’essence même de la chose.
4. Souvent cette oscillation entre objectivité et subjectivité s’opère sous la forme d’une érotisation de l’objet, d’un apparent détournement de celui-ci au profit du désir.
Bref, il ne suffit pas de disserter à distance sur ce texte. Il importe d’y retourner, d’y mettre la main et de voir comment tout cela se présente dans le cours de l’écriture, si cela, vraiment, se présente.