Il fut un temps où lisant un roman, j’étais d’abord captivé par l’intrigue qu’il développe. Telle fut même, bien longtemps, la principale raison de mes lectures. Je voulais une histoire. De mes lectures j’attendais aussi une forme de dépaysement. L’évocation, d’un monde à la fois semblable et différent fascine, et pas seulement dans la littérature de science-fiction. Etrange et familier, le monde du livre est tel qu’on s’y reconnaît facilement ; pourtant, il n’est jamais directement le nôtre. D’abord parce que c’est un monde immatériel, décollé du monde quotidien ; ensuite parce que la subjectivité dont il témoigne est toujours décalée par rapport à la nôtre. Dans la vie, les choses se passent comme si, tous, nous avions la même perception des mêmes choses. Nous avons beau savoir que ce n’est pas le cas, que ce ne peut pas l’être, nous n’en tenons pas compte. Mais dans le roman, nombreux sont les indices qui trahissent cette différence. Les choses sont bien là, nommées et à leurs places, mais les couleurs, la température, la tonalité affective ne sont pas les mêmes.
Revenons à l’histoire, au scénario, à l’intrigue. Hasardons l’hypothèse que si, de cent ou mille romans de toutes sortes, l’on extrayait l’intrigue pour en tirer chaque fois un résumé schématique, sa structure de base, il ne nous resterait en fin de compte sous les yeux qu’un nombre limité de scénarios. Le champ des intrigues possibles n’est probablement pas très vaste et une typologie pourrait en être assez facilement constituée. On découvrirait alors un nombre considérable de romans répondant au même schéma de base.
Et pourtant, il n’y a pas deux romans pareils. C’est donc que l’intérêt de l’oeuvre ne saurait se limiter à son intrigue. Et là nous retombons sur le constat esquissé plus haut : chaque texte narratif produit son propre monde.
Pour autant, cette différence d’un roman à l’autre, si importante soit-elle, n’est pas ce qui compte le plus. Le traitement romanesque du réel s’oppose radicalement à l’expérience que nous pouvons en faire dans la « vraie » vie. Plus encore, entre le monde réel et le monde d’un roman, de n’importe quel roman, il y a une différence radicale. On ne peut jamais dire qu’un texte littéraire permette de faire ou de refaire l’expérience réelle d’un moment de présence au monde. Ce ne sera jamais qu’un moment de présence au texte, une expérience qui se déroule grâce au texte et à travers le texte exclusivement. Je ne crois pas – mais ne saurais fonder rigoureusement ce sentiment – que le texte soit un simple reflet du monde et qu’il permette de réitérer en marge de la vie un moment de cette vie même. Le temps perdu peut être retouvé mais sous la forme d’une expérience tout à fait différente de celle, réelle, que le texte a recréée mais non reproduite, c’est bien ce que Proust a montré.
Mais nous n’en avons pas encore terminé avec cette affaire car, n’en déplaise aux rêveurs, le principal mérite de la littérature n’est pas la possibilité de l’évasion, le basculement dans l’imaginaire et le congé donné à la réalité. Il est bien plutôt de faire apparaître par un effet comparable à celui d’une lumière rasante un relief imperceptible, une dimension latente, quelque chose qui demeure invisible dans la « vraie vie ». L’ancrage de la littérature est bien la vie, mais son pouvoir est de nous la faire découvrir, elle, mais comme jamais nous ne pourrions la vivre.
A cela s’ajoute la singularité du rapport que chaque écrivain entretient avec le monde, la qualité singulière de son regard. Certes, la réalité est la même pour tous. Mais, transposée dans le texte, cette réalité se ressent de la subjectivité de l’auteur. Chacun porte des lunettes différentes, des lunettes qu’une histoire singulière a polies pour ainsi dire.
Ce que nous appelons le monde, chacun le perçoit donc à sa manière. Un roman quel qu’il soit dépend de cette représentation et peut indirectement la rendre perceptible. L’usage singulier de la langue, c’est ce qu’on appelle le style.
Le style, dit-on, est la marque personnelle de l’écrivain dans son texte. Chacun use de la langue à sa manière. Les uns écrivent « bien » les autres médiocrement. Les uns savent « faire joli », les autres non. Un beau style rend la lecture agréable, si bien qu’on peut tenir le style pour une sorte de plus, pour un aspect accidentel du texte, un élément de confort ou d’inconfort pour le lecteur.
Tout ce que nous venons de dire montre bien que cette définition n’épuise pas du tout la question. Le style, c’est bien plus que cela. On use de la langue, dit-on, pour exprimer quelque chose. Il y aurait donc quelque chose – n’importe quoi – qui serait là, présent, dont le texte écrit serait la représentation. De la présence de la chose on passerait à sa représentation dans et par le texte, une autre forme de présence en quelque sorte.
Cette manière de considérer les choses me paraît trop simple : c’est comme si l’on réduisait toute la peinture à la réalisation de natures mortes, de portraits ou de scènes de genre.
Qu’écrire puisse consister à transcrire en mots quelque aspect de la réalité, je ne le nie pas, mais c’est là ne prendre en considération qu’une dimension particulière, limitée, secondaire de l’écriture.
Ecrire, en effet, c’est d’abord produire des formes langagières. L’écriture – comme la parole d’ailleurs – est création. Et la création faite, si elle est reconnue, entre dans le bien commun des ressources de langage.
Si je devais, par un schéma, rendre compte de cette conception de l’écriture, je dirais que l’écriture est toujours au contact de ce qui n’est pas elle. Elle opère à la limite du langage, toujours en péril de manquer. Celui qui écrit se débat toujours sur un rivage, c’est la mer qui taraude la côte, qui érode les falaises. L’écriture opère sur une ligne incertaine et progresse imperceptiblement dans l’extension des possibilités du langage. Une différence majeure entre l’écriture et la parole, c’est que l’écriture fixe les progrès de cette extension et offre des appuis pour aller encore plus loin. On a besoin de lire intensément si l’on veut écrire, non pas pour reproduire ce qui a été écrit déjà mais pour reconnaître les limites actuelles du langage. Ce que j’appelle le style, c’est donc ce jeu sur la langue qui permet d’en élargir la portée.
On voit dès lors que la conception selon laquelle le style serait un ornement, un ajout, ne tient pas la route. Le style est au contraire un dépouillement, un allègement. Il s’agit de rendre la langue plus fonctionnelle, mieux adaptée, de la dépouiller de ses scories, de concentrer toutes ses connotations pour produire un sens. Le style ne ressortit pas pas au cosmétique mais bien à la structure fondamentale du langage.
Chaque fois que j’entreprends la lecture d’un beau livre, aujourd’hui, j’y vois beaucoup moins une belle histoire, l’occasion de me distraire ou d’éprouver des émotions, qu’une modulation de la langue dont l’histoire – s’il s’agit d’un roman – n’est que le prétexte. C’est en tant que création langagière que le texte m’intéresse. Une belle histoire racontée platement n’est qu’une belle histoire. Un livre qui a du style est un territoire conquis pour la langue, un progrès dans l’humanisation du réel.
Julien Gracq manifeste par son style une certaine vibration qui tient au lieu, aux circonstances, un quelque chose que le plus souvent on ne remarque pas mais qui nous tient partout où nous nous trouvons. Le décor investit les personnages, les pénètre, les façonne.
Aragon, par des expressions fulgurante met en résonance des réalités qu’on croyait étrangères les unes aux autres. Il fait voir la double ou triple identité des choses. Il cristallise l’équivoque et parsème de signes mystérieux des textes en apparence prosaïques.
Evidemment tout cela est vite et médiocrement dit. Ce petit exercice de réflexion est ensemencé de nombreux germes qui réclament leurs développements. Ce sera pour plus tard.