Pour une fois, c’est de moi qu’il sera question ici. Cela me gêne d’en parler parce que si ma compréhension d’autrui se satisfait de ce que l’autre donne à voir, je sais en ce qui me concerne à quel point tout ce que je peux voir reste difficile à interpréter. Pour les autres, les apparences me suffisent parce que je n’ai de toute manière pas d’autres accès à leur être intime ; pour moi-même, ces apparences sont équivoques. Je sais que toute affirmation sur ce que je pense être, si sincère soit-elle, est assortie d’un démenti radical et non moins sincère. Je suis bon, mais aussi un salaud ; je suis lucide, mais cela ne m’empêche pas de succomber à toutes sortes d’illusions ; je suis courageux et lâche tout à la fois, etc.
Considérant ces textes que je donne à lire ici et d’autres publiés ailleurs ou relégués dans un tiroir, je me présente comme un écrivant. Il est indéniable que j’écris, je suis donc sans nul doute un écrivant. En revanche, je ne me reconnais ni comme écrivain ni comme dispensateur de savoir.
Modestie ? Certainement pas, car ce choix se justifie de façon tout à fait rationnelle et se trouve parfaitement en phase avec mes projets.
« Ecrivant » : comment faut-il le comprendre ?
Un écrivant est quelqu’un qui s’exprime prioritairement par l’écriture. La question du destin de ses écrits ne se pose pas. Peu importe s’ils seront lus ou non. La question de la lecture par autrui est complètement dissociée de celle de l’écriture. C’est sans doute un des points qui marquent le plus nettement la différence entre l’écrivain et l’écrivant. Le premier écrit avant tout pour donner à lire ; il remplit une fonction sociale. L’écrivain inclut d’emblée d’hypothétiques lecteurs dans sa démarche. Ainsi l’écrivain est bien un écrivant, mais avec une dimension supplémentaire que je ne revendique pas.
Pourtant exposer ses écrits sur un site, comme je le fais, ne suffit-il pas à faire de moi un écrivain (bon ou mauvais) ? Je ne le pense pas, car ces textes ne s’inscrivent pas dans un projet éditorial. Ils ne sont pas donnés à lire, mais simplement laissés là. Leur présence ici est presque fortuite. Si cela peut servir à quelqu’un, tant mieux. Qu’importe sinon ?
Professeur, je le suis encore moins, n’ayant jamais eu la fortune d’appartenir à une institution officielle du savoir. J’y ai été instruit, mais la vie m’a emporté ailleurs. C’est donc à titre purement personnel que je me livre à ces élucubrations. J’estime le faire avec tout le sérieux que je puis y mettre ; mais, quoi que je puisse en dire, ne pouvant compter sur l’aval ou le soutien d’une autorité académique, cela ne vaut pas plus qu’un pet de lapin et je n’en ressens aucune amertume.
D’ailleurs, le choix de cette appellation a aussi des raisons positives.
C’est l’écriture en effet qui constitue mon principal objet de réflexion, en tant que production de textes, l’activité caractéristique de l’écrivant, justement. Il s’agit de l’écriture prise à sa source, en amont de toute oeuvre et considérée indépendamment de toutes les justifications qu’elle peut recevoir à travers l’usage social qui pourrait être fait du texte produit.
En tant qu’écrivant, je me trouve donc dans la position qui convient pour appréhender mon objet d’étude, position assez particulière au demeurant.
S’il n’est pas écrivain, l’écrivant n’est pas non plus un usager ordinaire de l’écriture, professionnel ou amateur, astreint à rédiger des lettres ou des rapports. Plus encore, l’écriture de l’écrivant est la moins fonctionnelle qui soit, la moins soumise aux contraintes extérieures, la plus libre des écritures.
Deux questions toutes simples, au centre de ma réflexion, sur lesquelles forcément je reviendrai souvent :
a) Je constate que l‘écrivant écrit ; cela doit forcément répondre à un désir et un désir suffisamment fort pour justifier une discipline qui n’est pas toujours gratifiante. Mais ce désir passe-t-il forcément par l’écriture ?
b) Y a-t-il une écriture pour l’écriture, une écriture qui ne tire sa justification que d’elle-même ? En d’autres termes, à quoi cela rime-t-il d’écrire pour écrire, simplement, sans autre raison ?
Si la réponse à la question a) est positive, alors comment l’écriture opère-t-elle ? Peut-on le déterminer ? Est-il possible d’expliquer comment cela fonctionne ?
Si la réponse à la question b) est positive également, alors qu’est-ce que l’écriture apporte à celui qui la pratique et pourquoi reste-t-elle le fait d’une minorité ?
L’écriture est étroitement liée à la vie psychique la plus intime du sujet qui s’y consacre, j’en suis convaincu. Elle joue un rôle apparemment important dans son équilibre personnel. L’écriture répond donc à un besoin totalement dissocié de ses finalités sociales ordinaires.
Je ne suis d’ailleurs pas loin de penser que l’écriture s’impose à certains comme un véritable mode de vie, une existence idéelle, onirique, clivée (le terme est fort mais je l’assume) de la vie matérielle.
Le mot « écrivant », même s’il manque un peu d’élégance, permet de mettre l’accent sur ce point.
A toutes ces considérations, il faut ajouter une précision importante qui en découle : l’écriture de l’écrivant est le plus souvent une écriture heuristique. Elle ne sert en aucun cas à transcrire une pensée élaborée par ailleurs. C’est à travers cette écriture que s’opère le cheminement mental par lequel un champ de représentation est exploré et au cours duquel des vérités nouvelles peuvent naître d’une combinaison de mots à la fois imprévisible et dirigée. L’écriture fait partie de ces processus à la fois internes et externes, qui opèrent sur la frontière, entre la psyché du sujet et le le réel, le monde en tant que pensée et représentation du réel incluant le sujet lui-même formant cette frontière. L’écriture, plus que la parole, est à mes yeux le moment essentiel du passage entre l’intention expressive et l’expression. Elle m’apparaît soit comme l’effet d’un dédoublement du sujet lui-même, et comme la constitution en retrait de l’expérience d’une représentation de celle-ci. Dans tous les cas, on trouve la figure du redoublement qui rend possible à chaque étape la poursuite du processus de pensée à un niveau supérieur d’expression langagière et d’information du réel. L’écriture fournit l’appui sur lequel un enchaînement de rebonds du processus de pensée peut se développer, enrichi à chaque étape des acquis des étapes antérieures.
On insiste volontiers sur l’inspiration, le surgissement dans l’écriture, mais elle est aussi un processus répétitif, fait qu’on ne souligne pas assez à mon sens.
Quoi de moins élégant, justement, que ce mot : écrivant ? On y entend vent, lorsque dans le mot écrivain, on entend vain.
(je voulais écrire « quoi de PLUS élégant », en fait !)