Attribuer une subjectivité à un texte semble au premier abord une pure et simple aberration. Le texte n’est pas un être humain vivant. En témoigne la condamnation sans appel qu’a subie Jean Bellemin-Noël de la part des psychanalystes, à propos de son ouvrage intitulé L’Inconscient du texte. Seuls les humains vivants ont un inconscient.
Pourtant, il y a bel et bien un lien étroit entre texte et subjectivité. Le texte, en effet, est par définition l’expression de la subjectivité de son auteur. Telle est probablement la meilleure définition que nous puissions donner de tout discours, donc du texte. Cela ne nous autorise donc pas, selon toute vraisemblance à attribuer au texte lui-même une subjectivité, qui ne peut être que celle de son auteur. Bellemin-Noël, cependant, parle d’inconscient et c’est le terme de subjectivité que j’utilise. Entre les deux la différence est nette. L’inconscient est un mode de fonctionnement psychique, la subjectivité est une posture et celle-ci peut intervenir même en l’absence d’un sujet vivant, d’une personne en chair et en os. Un texte, s’il n’a pas d’inconscient à proprement parler, pourrait fort bien marquer une position subjective en tant que texte et en l’absence de son auteur.
Un texte n’a d’autre lecteur que son auteur tant que se déroule le processus d’écriture. Auteur et texte ne font qu’un dans un mouvement d’objectivation et de resubjectivation de la pensée. Mais une fois publié, le texte est désamarré de son auteur. Sauf s’il s’agit d’une lettre ou d’un note de service, la publication du texte abolit tout lien avec une situation d’énonciation. L’histoire propre du texte ne présente plus qu’un intérêt mineur, elle peut être mise entre parenthèses et il n’est pas illégitime de reconstituer, à partir du texte et de lui uniquement, la posture subjective dont il est l’expression, laquelle ne coïncide jamais avec la position de son auteur, même si les deux se recouvrent partiellement. Il faut insister sur la différence souvent flagrante qu’il peut y avoir entre la position subjective qu’exprime le texte et celle, souvent confuse et approximative, de l’auteur. Plus encore, il n’est pas rare que l’auteur s’illusionne carrément sur le sens de son oeuvre, et ne perçoive même pas que ce qu’il a écrit se trouve forcément en porte-à-faux avec ce qu’il croyait écrire.
Donné à lire non pas à tel lecteur précis mais à n’importe qui, donc dans un certain sens à personne, le texte, affranchi de toute allégeance à son auteur, peut acquérir sa pleine fonctionnalité.
C’est désormais porté par ses lecteurs qu’il accomplit son parcours et ce n’est plus qu’à lui-même, qu’il renvoie, au monde auquel il nous invite à faire semblant de croire et à tous les autres textes dont il porte en lui les échos.
Mais cela, le texte ne le fait pas de manière active, puisqu’il n’est qu’une chose. La vie du texte et son action se réduisent aux brefs moments de vie que ses lecteurs lui concèdent. Le texte ne peut « fonctionner » que s’il est activé par un lecteur. De plus, reproduit mécaniquement à plusieurs centaines ou milliers d’exemplaires, le texte, en tant que chose, ne change pas d’un iota ; mais, chaque lecteur s’offrant à lui avec une configuration singulière de références, d’affects, de motivations, d’expériences vécues, il donne lieu au balayage d’un champ de signification extraordinairement vaste et même probablement illimité.
Le rapport du lecteur au texte qu’il lit n’est pas sans rappeler ce qui se passe dans l’usage d’une substance psychotrope. Un texte ne déploie sa subjectivité que s’il s’insinue dans la subjectivité du lecteur et s’en empare. Celui-ci peut se livrer de bonne ou de mauvaise grâce au texte dont il entreprend la lecture, il se soumet ou résiste, cède avec volupté ou lutte âprement. Très souvent, il est vrai, l’affrontement n’a pas lieu, l’expérience fait long feu : le texte manque de puissance ou la résistance du lecteur est trop forte. Mais si la subjectivité du lecteur entre en phase avec la posture subjective du texte, Il y a recouvrement, le lecteur devient le sujet vivant porteur de cette subjectivité ; il lit au plein sens du terme.
La question de savoir l’auteur pensait ou voulait dire est alors complètement dépassée. Ce qui compte d’abord, c’est ce que le texte donne à comprendre, donc l’ensemble des interprétations possibles, légitimes qu’il autorise.
On parle volontiers de la voix du texte. Dans un texte narratif cette voix est le plus souvent assimilée à celle d’un narrateur. Mais on peut dire aussi que c’est la voix du lecteur, lorsqu’il prend à son compte la subjectivité du texte.
Mais faut-il vraiment identifier cette voix du texte avec la voix de quelqu’un dans le texte ou hors du texte. Elle peut tout aussi bien n’être la voix de personne, ou alors, irrémédiablement et d’autant plus qu’on essaie de la cerner, la voix d’un autre. Aussitôt qu’on croit l’identifier elle se dérobe, oscille d’un point de référence à un autre, puis à un autre encore, flottants, insaisissables.
Subjectivité du texte, oui, mais subjectivité divisée, éparpillée, ainsi celle de l’auteur comme celle du lecteur.
Nous sommes toujours en porte-à-faux par rapport à ce que nous croyons être et d’un moment à l’autre ne nous ressemblons plus.
Le sujet n’étant jamais une chose, il peut être flottant, approximatif. Il arrive qu’on se dise parfois : là, je ne me reconnais plus, je ne comprends pas pourquoi j’ai réagi de cette manière, cela ne me ressemble pas.
Nous savons que l’auteur d’un texte peut tricher et se faire passer pour un autre. Il peut, par le truchement du texte, donner cours à une subjectivité qui n’est pas la sienne, jouer à être autre qu’il n’est. Mais de ce jeu-là, on n’est jamais le maître.
Et que se passe-t-il quand le texte, au hasard de son histoire, fait retour à son auteur ? Supposons que celui-ci ait pris le parti de la sincérité la plus totale, ce qui suppose qu’il adhère totalement à ce qu’il écrit, qu’apparemment seule sa subjectivité d’auteur soit en jeu dans son écriture. Quelques mois ou quelques années plus tard devenu son propre lecteur à l’instar de n’importe quel autre lecteur, il butera sur cette évidence que ce texte ne lui appartient plus, qu’il lui apparaît comme étant d’un autre. Non qu’il ait simplement évolué dans ses opinions ; c’est bien plus fort que cela. Se relisant, il éprouvera ce sentiment d’inquiétante étrangeté qu’a décrit Freud, devant un texte qui l’interpelle d’une voix venue d’ailleurs, inconnue et pourtant familière.
Ces retrouvailles avec le texte rendent manifeste un décalage, fêlure qui était présente dès le départ mais que l’auteur n’était pas en mesure de percevoir. L’auteur entre alors avec lui-même dans un rapport d’altérité assez vertigineux qui confine à la psychose.
André Breton a abordé cette question dans la préface qu’il a rédigée à l’occasion de la réédition en 1929 du Manifeste du surréalisme de 1924.
J’en extrais les citations suivantes :
1. « Ceux (les livres) qu’on m’attribue ne me semblent pas exercer sur moi une action plus déterminante que bien d’autres et sans doute n’en ai-je plus l’intelligence parfaite qu’on peut en avoir. »
2. « Laisser rééditer un ouvrage de soi, comme celui qu’on aurait plus ou moins lu d’un autre, équivaut à « reconnaître » je ne dis pas même un enfant de qui l’on se serait préalablement assuré que les traits sont assez aimables, que la constitution est assez robuste, mais encore quoi que ce soit qui, ayant été aussi vaillamment que l’on voudra, ne peut plus être. »
3. « Je crois seulement qu’entre ma pensée, telle qu’elle se dégage de ce qu’on a pu lire sous ma signature, et moi, que la nature véritable de ma pensée engage à quoi, je ne le sais pas encore, il y a un monde, un monde irréversible de phantasmes, de réalisations d’hypothèses, de paris perdus et de mensonges dont une exploration rapide me dissuade d’apporter la moindre correction à cet ouvrage. »
J’aimerais ne pas conclure, parce que ce texte débouchera forcément sur plusieurs autres, les uns consacrés à la lecture, les autres à cette incapacité du sujet à coïncider vraiment avec les représentations qu’il peut avoir de lui-même. Ce décalage fécond est à mon sens la faille-source de toute littérature.