Le principe de plaisir

1. « Dans la théorie psychanalytique, nous admettons sans hésiter que le principe de plaisir règle automatiquement l’écoulement des processus psychiques… » Ainsi commence Au-delà du principe de plaisir.
Le principe de plaisir est donc incontournable et nous verrons que dans ce texte Freud ne le remettra en cause à aucun moment. Il n’y est pas annulé mais resitué dans un contexte plus vaste, perdant son caractère de principe premier de la vie psychique.

2. Mais de quoi s’agit-il ? « Principe de plaisir » : c’est une belle formule, qui, sans la moindre explication supplémentaire « parle » à tout le monde. Méfions-nous de cette propension à vouloir comprendre les choses en nous limitant à écouter chanter leurs dénominations ; elle conduit presque toujours à de profonds malentendus.
On peut par exemple y voir une sorte de règle de vie qui pousserait l’individu à privilégier son plaisir chaque fois qu’il aurait un choix à faire. Un tel principe relèverait de la capacité de choisir, donc de la conscience, et serait fondé sur un jugement de valeur : telle option engendrerait du plaisir, telle autre du déplaisir. Par ailleurs, comme on ne peut sans risque s’offrir sans délai tout ce qui fait plaisir, nous aurions pris l’habitude prudente de tempérer notre quête du plaisir par un principe de réalité, une aptitude à la frustration fondée sur la promesse que la modération et la patience seront en fin de compte récompensées.
Autant le dire tout de suite, si l’on s’engage dans cette voie-là, on ne peut rien comprendre à ce que Freud tente de nous dire, car on ne se situe absolument pas sur le bon registre.

3. Cette manière de voir, en effet, situerait l’action du principe de plaisir à la racine des choix que nous faisons ; celle de Freud nous renvoie tout ailleurs, aux processus automatiques qui régissent le fonctionnement du vivant.
Notre conception naïve faisait du principe de plaisir une manière de nous orienter de façon optimale entre une forme de bien et une forme de mal ; Freud en fait un principe correctif, régulateur, une tendance (c’est le terme qu’il utilise dans ce texte). Les processus psychiques obéissent au principe de plaisir comme l’eau qui ruisselle suit la pente la plus rapide.
Pour lever les ambiguïtés, nous pourrions d’ailleurs laisser tomber sans grand dommage les termes de plaisir et de déplaisir et nous contenter de parler de + et de – ou de 0 et de 1. Freud dit « baisse ou accroissement du niveau d’excitation » ou encore tendance au déséquilibre et retour à l’équilibre.

4. Lors de notre scolarité, nous avons tous entendu parler un jour ou l’autre dans les cours de biologie, voire de physique, du concept d’homéostasie. Un système plus ou moins complexe ne peut se maintenir que s’il est en équilibre et comme l’équilibre parfait n’est pas réalisable, il doit se maintenir dans une zone de déséquilibre tolérable où toute tendance à plus de déséquilibre puisse être compensée par une tendance opposée. Chez Freud, c’est cette tendance au retour à l’équilibre d’un système constamment soumis à des forces déséquilibrantes qui est appelée principe de plaisir.
C’est à ce titre que le principe de plaisir constitue la clé d’une certaine conception des processus psychiques. Une sorte de matrice à laquelle on pourrait remonter d’une manière ou d’une autre et souvent par des chemins fort tortueux à partir de tout événement affectant notre vie psychique.

5. Cette notion de principe de plaisir se situe au point de rencontre de deux influences. La pratique psychanalytique d’abord, qui, pour être expliquée, a besoin d’un certain nombre de postulats. Les phénomènes observés trouvent justement dans le postulat du principe de plaisir une condition nécessaire d’intelligibilité. La seconde influence tient au champ d’activité premier de Freud : l’étude de la physiologie du système nerveux. Les deux domaines semblent se compléter.
En 1895, Freud rédige un texte connu aujourd’hui sous le nom d’Esquisse d’une psychologie scientifique, qu’il ne publiera pas. Pourtant, toute la « spéculation » d’Au-delà du principe de plaisir correspond à la lettre au contenu de ce premier texte. Celui-ci tend à nous montrer qu’à ce moment-là Freud supposait que la psychanalyse et les sciences du vivant pouvaient s’épauler réciproquement. Malheureusement, la psychanalyse est allée plus vite dans ses conclusions que la biologie et il en a résulté une incapacité de cette dernière à fournir à la psychanalyse les paradigmes qui lui étaient nécessaires ou à la démentir, le cas échéant.
Dans les premiers temps, Freud, qui se voulait neurologue et se définissait ainsi, est resté très fortement tributaire de cette orientation scientifique originelle. C’est une affaire de paradigme ou, si l’on veut de structure du champ de pensée ou de choix d’une langue apte à donner forme à une élaboration conceptuelle. La tentative de Lacan consistera, quelques décennies plus tard, en un changement de paradigme.

6. Mais revenons au principe de plaisir. D’abord, n’en faisons pas la formule magique qui expliquerait tout, une fois pour toutes, du premier coup et d’une manière parfaitement limpide. La psychanalyse, en effet, ne fait que de nous montrer à quel point ce principe de plaisir se trouve mis à l’épreuve à tous les étages et en tous temps, de sorte que bien souvent on le perd de vue, on ne le reconnaît plus.
Le principe de plaisir, en effet, ne peut réguler pleinement que les processus primaires, donc inconscients, ceux qui se déroulent entièrement à l’intérieur de l’appareil psychique, à l’abri de l’influence permanente du monde extérieur et hors de la sphère de contrôle du moi.
Le principe de plaisir est donc tout à fait adapté à ce que Freud appelle les processus primaires, caractérisés à la fois par leur caractère inconscient et par le processus tension – décharge propre, précisément, au principe de plaisir.
Pourtant, il régit également les processus secondaires, ceux qui supposent l’intervention du moi, mais d’une manière profondément altérée par l’influence de celui-ci.
On peut dire qu’il opère pour l’essentiel de façon latente et que nous n’avons accès qu’aux prolongements conscients de son action. Dans ces deux situations, de deux choses l’une : ou bien il est sérieusement tempéré par le principe de réalité, qui n’est pas son opposé, mais plutôt le mode de conversion des motions pulsionnelle seul capable de les rendre compatible avec les conditions du monde extérieur, ou bien il est sévèrement censuré par le processus du refoulement.
De ces motions pulsionnelles gouvernées par le principe de plaisir, nos propres réactions, nos choix, nos prises de décision ne laissent voir que la version transposée de ce qui a échappé à la censure. Tout cela contribue à rendre méconnaissable l’effet du principe de plaisir, selon le modèle du : ça fait mal, mais c’est pour ton bien.

8. Mais nous n’oublions pas que le texte de Freud prétend nous conduire au-delà de ce principe de plaisir. Nous en parlerons évidemment par la suite. Pour l’heure bornons-nous à quelques remarques préparatoires.
Le principe de plaisir nous est donc donné comme le principe régulateur de l’appareil psychique, lui-même présenté comme un homéostat qui se régule lui-même. C’est un modèle de fonctionnement psychique tout à fait adéquat si l’on veut dire comment les choses se passent à chaque moment. Mais si l’on s’en contente, si l’on en fait la clé ultime de notre modèle, on aboutit à présenter l’appareil psychique comme quelque chose qui oscillerait dans un éternel présent, quelque chose qui semblerait n’avoir ni commencement ni fin.
Et pourtant, il y a une fin : le système finit toujours par être détruit. Tout être vivant meurt. Cela semble d’une banalité totale, puisque c’est une loi bien connue qui ne comporte aucune exception.
C’est une première raison qui amène à douter non pas de la légitimité du principe de plaisir, mais de son caractère premier.
Le principe de plaisir, principe d’équilibre est tout à fait approprié au moment présent. Mais il ne rend pas compte du fait que ce fonctionnement présent s’inscrit dans une double histoire : celle de l’individu de l’instant de sa conception à sa mort et celle de l’espèce à travers le renouvellement des générations et des aléas de l’évolution.
D’où la question la plus élémentaire qui soit : de quoi meurt-on ?
On pourrait répondre que mourir, c’est succomber aux assauts du monde extérieur. C’est subir l’inévitable usure du temps. Mais les choses ne sont pas si simples.
Freud nous balance alors ce constat : la mort est inscrite dans tout être vivant, tout être vivant finit par mourir parce qu’il porte à l’intérieur de lui ce qui le conduit à la mort. Et cela se traduit par des processus psychiques, que la psychanalyse ne peut démasquer qu’indirectement, mais qui ne « collent » pas avec le principe de plaisir.
Considérer les choses uniquement sous l’angle de la tendance à l’équilibre, c’est faire l’impasse sur tout cela.
On peut donc considérer Au-delà du principe de plaisir comme un élargissement du champ de la métapsychologie, une mise en contexte du principe de plaisir. Mais quel contexte ?