Deux volets pour le commentaire de cette quatrième partie. Le premier sera consacré à la notion de modèle, donc au cadre de référence ou au paradigme sous-jacent d’un discours donné. Pour ma part, à ce propos, je parle volontiers de croyance nécessaire. Après cela, seulement, nous tenterons de restituer l’essentiel du modèle proposé par Freud dans ce texte.

Cette question du modèle est fondamentale. La négliger constitue la principale cause de blocage ou de malentendu dans les échanges entre les personnes ou dans l’interprétation des textes. Dans ce dernier domaine, on constate une myopie fort répandue qui consiste à supposer que le texte tel qu’il se donne fournit lui-même toutes les données nécessaires à son interprétation. Pour ma part, je considère le texte comme l’expression plurivalente d’un ensemble aux contours flous de configurations mentales possibles. On peut imaginer un cas extrême où la compréhension d’un même énoncé serait fondé sur des croyances nécessaires différentes. En dépit des apparences, faute de partager la même croyance les interprètes ne pourraient s’accorder sur cet énoncé pourtant unique.
Freud a toujours pris soin de distinguer les données brutes, issues de la pratique analytique, du modèle permettant de les interpréter. Dans le texte qui nous occupe, les références de Freud ne sont donc pas masquées ; il nous suffira donc d’être un peu attentifs pour éviter les contresens.
Au chapitre 1, Freud évoque un modèle du fonctionnement psychique, que nous avons qualifié d’homéostatique. Au chapitre 2, il met en lumière le fait que la compulsion de répétition ne « colle » pas avec ce modèle ; puis au chapitre 3, il montre que la compulsion de répétition, loin de constituer l’exception, est constamment présente dans la vie psychique.
Se pose maintenant la question de savoir quel nouveau modèle serait en état d’intégrer ces éléments.
Un modèle de l’appareil psychique, nous le savons, a pour fonction d’offrir à la masse des observés au fil de la pratique analytique un cadre de référence permettant de mettre en lumière leurs fonctions et d’établir leurs interactions en énonçant les contraintes et les caractéristiques que présupposent ces phénomènes. L’observable ne peut donc être rendu signifiant que par son intégration dans un système de présupposés inobservables, conjecturaux, voire carrément spéculatifs. En d’autres termes, le modèle est la condition d’intelligence des données brutes, la clé de toute interprétation de celles-ci.
Le concept fondamental du modèle freudien est la notion d’appareil psychique. Le caractère métaphorique de cette notion est évident.
Cet appareil psychique a fait l’objet de plusieurs tentatives de modélisation. A chaque étape, le modèle suivant corrige les insuffisances du précédent ; mais il serait simpliste de supposer un mouvement de perfectionnement constant, linéaire, d’un modèle primitif.

L’Esquisse, texte de 1895 que Freud n’a jamais publié, propose un modèle fondé sur les données de la psychophysique (Fechner). 25 ans plus tard, sur de nombreux points, pour ne pas dire sur l’essentiel, le modèle présenté dans Au-delà du principe de plaisir reste conforme à celui de l’Esquisse. Pourtant, d’un modèle à l’autre il y a un saut qualitatif important. Freud ne prétend plus caler les observation de la psychanalyse sur les connaissances physiologiques et physiques du moment. La modélisation abandonne la perspective d’une convergence identifiable entre deux domaines effectifs du savoir et prend un tour clairement métaphorique. Freud prive donc son modèle d’une de ses caractéristiques majeures : offrir à la psychanalyse une légitimation scientifique fondée sur une discipline établie.
Ce déclassement du modèle n’est pas anodin.

Notons tout d’abord que tout modèle présente une dimension « méta ». Freud lui-même forge le néologisme de métapsychologie.
Cela veut dire qu’en tant que cadre de référence, le modèle ne peut pas s’exprimer dans la langue des phénomènes qu’il rend intelligibles. Les croyances nécessaires ne peuvent pas être de même nature que les faits observés. Les uns et les autres relèvent de plans rigoureusement distincts. Le modèle doit bénéficier d’une double garantie. Celle qui résulte de la capacité de rendre compte des faits observés et celle qui résulte de sa propre cohérence, de sa légitimité acquise dans un autre champ du savoir. En règle générale, cette méta-langue est emprunté à un autre domaine de connaissance que celui dont il est question, lequel fournit un autre angle de vue. Pour Freud, la langue du modèle a toujours été peu ou prou celle de la physique, avec les concepts fondamentaux d’énergie, d’excitation, de tension, donc aussi avec les relations de ces concepts entre eux.
Pourtant, nous venons de signaler qu’à partir d’un certain point (1915 en l’occurrence), Freud a renoncé à inscrire la psychanalyse dans le champ plus général de la psychophysique. Il en résulte qu’on peut se référer aux paradigmes d’une science, adopter son langage propre, sans forcément s’appuyer sur les résultats de cette science. Cela revient seulement à lui emprunter ses concepts, disons « une certaine manière de considérer les choses ».
Partant, le recours au vocabulaire de la physique ne constitue plus un rapport de dépendance de la psychanalyse à l’égard de la physique, il ne vaut que comme manière de parler.
Cette métaphorisation laisse entendre que la psychanalyse pourrait tout aussi bien adopter une autre langue. Ce pas, Lacan l’a franchi, en empruntant le langage de la linguistique, et en glissant progressivement vers des modèles inspirés de la topologie mathématique.
Je reviendrai probablement là-dessus plus tard si j’en ai le temps, car c’est une question passionnante. Pour l’heure, bornons-nous à prendre acte du caractère ambigu du paradigme physique quand il devient métaphorique.
De fait, c’est la question du statut de la psychanalyse dans le champ du savoir qui est en cause. Un premier constat s’impose : jusqu’à nouvel ordre, il n’est plus question de traiter la psychanalyse comme une science. Certains le déplorent ; pour ma part je considère que c’est une chance.
Elle n’est pas non plus un simple discours d’opinion, un ensemble de spéculations gratuites.
Pour faire court, son statut actuel la situe parmi les sciences humaines. Elle possède une légitimité qu’il n’est pas question de mettre en doute. Mais, obligée de faire appel à des hypothèses indémontrables, elle est marquée par une fragilité constitutive. Y renoncer serait faire l’impasse sur toute tentative de comprendre notre fonctionnement intime.
L’essentiel consiste à comprendre que la vie psychique ne se résume pas à ce qui se peut voir et encore moins à ce que le sujet peut en dire.
Le modèle est le garant de l’extériorité du regard, de l’altérité de l’interprète, de la distance nécessaire à la compréhension de tout état de choses.
Mais il est entièrement au service des faits qu’il organise, constamment révocable si ces faits parlent contre lui.