La première volée d’articles sur – ou plutôt autour de – Wittgenstein n’était qu’une entrée en matière. Quelques textes à la thématique récurrente, variations sur la question du sens, histoire de humer un peu l’air avant de passer à un travail plus systématique. Ce n’était pas prévu ainsi, mais le fil des textes s’est distendu et, surtout, le contact étroit avec le texte de référence est devenu incertain. Perte d’adhérence, en quelque sorte. D’une certaine manière, sans rien renier pour autant de ce qui est déjà publié, nous devons envisager un nouveau départ. C’est le risque quand on écrit au jour le jour et d’une écriture qui ne dispense pas un savoir bien digéré, mais explore en tâtonnant un territoire mal connu.
Prenons cette fois-ci notre point d’accrochage en marge du texte lui-même. Replaçons-nous au moment où nous avons choisi de nous plonger dans ce texte-là de cet auteur-là. Ce choix n’a rien de fortuit; il s’inscrit dans une histoire singulière. Il me semblait totalement dépourvu d’intérêt d’en parler ; mais, à la réflexion, il peut éclairer en partie ce que laborieusement nous sommes en train de faire.
Je suis conscient de m’engager ici sur un chemin de traverse. Il n’était pas prévu d’entrer en matière sur des questions si personnelles. Ce détour ne sera pas vain s’il permet d’attirer l’attention sur l’inconsistance et la grande part de hasard qui président à la vision subjective que nous élaborons, chacun pour soi et en grande partie à notre insu, de la réalité commune.
Pas question donc de revendiquer un point de vue idéal qui serait celui de tout le monde.
Je parle ici pour moi, et chacun le vit à sa manière. Si d’aventure quelqu’un se risque à lire ce que j’écris ici, et y trouve son compte (on peut toujours rêver), ce sera forcément pour des raisons qui lui sont propres, jamais identiques aux miennes. Il faut insister sur ce point parce qu’il en va presque toujours ainsi, parce que ce cloisonnement conditionne toute la circulation du savoir, et qu’on ne s’en avise pas suffisamment. Si, comme le soutient Wittgenstein, le sens d’un mot, d’une proposition, d’un texte, c’est son usage, alors il faut supposer dans toute lecture une part d’approximation et de malentendu. Chacun use du texte selon soi et l’ensemble de ces lectures laboure en tous sens un champ d’interprétation aux limites floues. On l’aura compris : à mes yeux, c’est donc bien la lecture du texte qui articule son sens, et si l’on doit reconnaître une forme de convergence entre les intentions de l’auteur et la compréhension des lecteurs, les deux ne coïncideront jamais. Chercher LE sens d’un texte est donc tout à fait vain. L’interprète n’est jamais là pour fixer une vérité, mais pour témoigner le plus honnêtement possible d’une expérience qui ne vaut que ce qu’elle vaut et qui ne peut prendre tout son sens que confrontée à des dizaines, voire des centaines d’autres.
Cela, on peut le dire de n’importe quelle lecture. Mais, s’agissant de Wittgenstein, ces propos prennent un relief tout particulier, puisque c’est justement à ce genre de questions qu’il s’accroche d’un bout à l’autre de son oeuvre. Ce que nous sommes censés chercher là, précisément, c’est une mise en question de notre recherche même. Plus que tout autre, cette oeuvre interroge directement notre lecture, ses conditions, ses limites, ses possibilités.
Nous sommes comme un voyageur qui découvrirait que le sens de son voyage n’est autre que la réparation et la transformation permanente du véhicule qui le transporte. Nous avons donc choisi Wittgenstein avec la conviction qu’il était le plus à même de nous armer et de nous préparer pour la suite, et le Cahier bleu, comme nous l’avons déjà dit, parce que c’est un texte lié à l’enseignement, d’un seul tenant, moins délicat (à première vue) à aborder que les autre écrits presque toujours fragmentaires.