A l’école, on étudie un auteur parce qu’il est au programme. On l’aborde comme, abandonné sur une plage pendant son sommeil, un naufragé découvre à son réveil les rivage d’une île inconnue. Tout est nouveau et bizarre, on erre désorienté, et le temps file tandis qu’on tente de s’adapter, et l’on n’y parvient pas toujours. Heureusement, à l’école comme ailleurs, on tourne la page et, vite, on aborde un nouveau chapitre…
Dans la vie, les choses ne peuvent pas se passer ainsi. Si l’on choisit tel auteur, telle oeuvre, c’est qu’on a de bonnes raisons de le faire.
Mon idée de départ ne sera pas de commencer par lacan en esquissant à grands traits (mais est-ce seulement pensable) ce que Lacan a dit, ce qu’il voulait dire, ce qu’il nous apporte. Quand on procède ainsi on fait comme un démarcheur qui extrait de sa mallette un objet bizarre en prétendant avec une assurance désarmante que c’est là juste ce qu’il vous faut.
Je préfère partir du lecteur éventuel pour évoquer un certain nombre de profils dans lesquels vous vous reconnaîtrez ou pas. Nous nous demanderons donc quelle sorte de lecteur il faut être pour envisager la tâche difficile et souvent ingrate que constitue la lecture de Lacan. Ce procédé foisonne dans les périodiques « grand public », et si je m’en inspire, c’est en pleine connaissance de cause. Le style peut en déconcerter, voire en irriter quelques-uns, mais derrière la parodie se profile un projet tout à fait sérieux.
Les traits que nous allons souligner ici ont clairement un lien entre eux, mais il ne faut pas oublier que plusieurs profils différents sont également pertinents ce qui laisse entrevoir, pour une même oeuvre, plusieurs entrées possibles.
1. En tout premier lieu, notre lecteur devra faire preuve d’une sensibilité philosophique. Qu’est-ce à dire ?
Nous sommes début juillet et vous avez deux semaines de vacances. Vous vous demandez où vous allez vous rendre, vous pensez au camping qu’il faudra réserver, aux restaurants que vous fréquenterez, aux randonnées ou aux baignades que vous allez pouvoir faire et, bien sûr aux soirées extraordinaire que vous allez vivre.
Si c’est votre cas, passez votre chemin. Lacan va vous casser les pieds. Vous avez la chance de vivre intensément le temps qui vous est donné, ne boudez pas votre plaisir. Profitez gratuitement de ce que la majorité de vos contemporaiens recherchent à grand-peine. Allez-y sans arrière-pensée. De toute façon, les arrière-pensées, ce n’a jamais été votre truc.
En revanche, si, au seuil de vos vacances vous êtes déjà envahi par l’échance du retour au travail, si vous savez que cette pensée va vous hanter jour et nuit, alors il se pourrait que la lecture de Lacan vous intéresse d’une manière ou d’une autre.
Enfin, si vous organisez votre affaire en vous disant qu’il faut bien céder un peu à ses envies de distraction, que ce qui ne fait pas de mal pourrait tout de même, avec un peut de chance, procurer un peu de plaisir, mais que dans le fond tout cela n’a pas vraiment de sens, que l’existence est vraiment quelque chose de bizarre et que, la mort étant inéluctable la vie n’est en fin de compte que le chemin qui y conduit, si ce qui va de soi pour quasiment tout le monde vous paraît étrange, si vous avez un besoin vital d’y penser pour tenter d ‘y voir plus clair, alors, pas de doute, bienvenue au club, vous avez une tournure d’esprit philosophique et la lecture de Lacan vous intéressera, non sans quelque agacement.
2. Une autre condition nécessaire est un intérêt soutenu pour la psychanalyse. Sachant que Lacan nous renvoie nécessairement à Freud, on lit Lacan avant tout dans l’intention de relire Freud voire de le lire tout court. Il n’est pas indispensable d’avoir tout assimilé de Freud pour aborder Lacan, mais l’intérêt pour la psychanalyse constitue un pré-requis indispensable pour quiconque aborde les écrits lacaniens. On trouvera alors chez Lacan une interrogation constante sur les fondements de l’analyse freudienne et une tentative de retour à Freud (ce qui suppose que certains se sont détournés de lui) à la lumière des découvertes de la linguistique et, plus généralement du courant structuraliste.
Maintenant essayons de voir si vos centres d’intérêt sont en phase avec les thématiques lacaniennes.
3. Vous êtes un mystère à vos propres yeux. Vous avez certes une identité sociale, vous connaissez peut-être votre QI, vous savez où vous habitez, qui vous fréquentez, vous vous efforcez de correspondre le plus exactement possible au personnage que vous voudriez être. Malheureusement, si cela fonctionne juste assez pour que vous vous disiez que cela devrait normalement coller, mais pas suffisamment pour que ça colle vraiment, si vous vous rendez compte que les choses sont toujours plus compliquée qu’on ne le supposait au départ, si, au lieu de vous appuyer sur le personnage que vous imaginez être sans y adhérer vraiment, vous tentez de comprendre quel est ce je qui parle en vous, qui agit par vous, si votre manière de procéder est de privilégier les faits sur la spéculation, si vous finissez par prendre acte que cela cloche parce que cela ne peut que clocher. Vous être en train de vous démener au coeur d’une problématique tout à fait lacanienne.
4. Vous vous êtes rendu compte un beau jour que le monde réel, le monde tel qu’il est, vous échappait. Certes, vous pouvez en parler, mais plus les choses avancent vous vous demandez quel est le rapport entre ce qui vous tombe dessus et ce que vous parvenez à en dire. Plus vous creusez, plus vous constatez que le langage vous isole. Vous vous rendez compte enfin que vous êtes vraiment pris dans la bulle du langage. Vous vous demandez aussi quel est le rapport entre les mots, leur sens et la réalité qu’ils attrapent ou non. Si c’est votre cas, lisez Lacan.
5. Confronté à un état de choses, vous vous intéressez moins aux choses qu’aux relations qui les unissent en un système. Quand quelque chose cloche, au lieu de vous dire simplement que ça cloche et de chercher des causes, vous avez tendance à vous demander comment le monde devrait être organisé pour que ce qui cloche soit le fonctionnement normal, alors vous avez des chances de bien vous entendre avec Jacques Lacan.
6. Quand quelque chose vous paraît bizarre, vous ne vous demandez pas ce qui arrive aux choses pour qu’elles soient bizarres, mais ce qui se passe dans votre propre machine à comprendre pour que vous trouviez cela bizarre, alors que si c’est ainsi c’est simplement parce que cela peut aussi être ainsi. Dans ce cas aussi, Lacan peut vous intéresser.
7. Et enfin, juste un conseil : ne cherchez aucune vérité chez Lacan n’attendez pas que Lacan vous simplifie la vie avec des solutions prêtes à l’emploi. Plus vous creuserez, plus le problème prendra corps, mais aussi plus la perspective d’une solution s’éloignera à l’horizon. Penser est un effort sans fin, le seul progrès qu’on puisse attendre est une montée en intensité. Et attention, Lacan sait particulièrement bien mystifier les gens qui se croient les plus malins. Si votre truc, c’est l’erreur, il ne vous empêchera pas d’errer. Les non-dupes errent.
Quelques raisons en plus de le lire : https://youtu.be/vr93_0BJ0uE