Lacan n’est pas un penseur de l’unité, de la continuité, de la totalité parfaite. Chez lui surabondent les termes exprimant la discontinuité : coupure, division, barre, Spaltung, béance, rupture
Il ne s’agit jamais chez lui de réparer les choses, de les ramener à l’unité, unité qui serait leur destination, leur norme, comme si tout, toujours, était fait pour aboutir à une totalité harmonieuse. La division est essentielle et insurmontable. La vie humaine est bancale, un point c’est tout.
La psychanalyse lacanienne n’est donc en aucun cas une thérapie du retour à la normale.

Maintenant que nous avons compris le principe, allons aux faits et considérons diverses manifestations de la discontinuité. Au départ, le lien qu’il y a entre elles ne sautera pas aux yeux, mais il finira par se dessiner, au moins en pointillé.
Nous examinerons ici brièvement trois occurrences de la rupture, sans oublier que notre propos principal vise ce que Lacan et bien d’autres appellent « la rupture freudienne ». Comme l’expression est « parlante », nous sommes tentés de la reprendre à notre compte un peu trop vite, sans vraiment mesurer ni sa portée ni ses implications.

1.

Considérons globalement, donc de manière très approximative, la manière dont coule le flux de nos discours écrits, oraux, de nos conversations, de nos bavardage, de nos remâchages scolaire, de nos recherches, le tout dans une même période historique. Tout cela n’est qu’ écume, phénomène de surface. Quiconque s’exprime se dispense en général de considérer que la langue, les mots de cette langue, les manières de dire et les représentations mentales qu’il partage avec ses contemporains, donc tout à fois le socle sur lequel s’appuie leur discours et la matière dont il est fait, viennent de très loin et n’ont pas été créés par eux. L’articulation de notre expérience la plus intime, la plus singulière ne peut se faire que dans une langue commune, constituée, dans laquelle nous nous sommes éveillés en venant au monde, dont nous étions enveloppés avant même notre naissance. L’écume de nos discours ne peut se comprendre en faisant abstraction de la langue et, au-delà d’elle, du système des croyances, des présupposés, des éléments implicites qui constituent les points de repère sur lesquels ces discours s’appuient et leur substance.
Tout discours en est forcément marqué et ne se comprend vraiment que dans son rapport à ce fondement. Mais en même temps, dans le même mouvement, il s’en démarque.
Cette première approche nous permet d’entrevoir quelque chose des trois registres lacaniens : le réel, l’imaginaire et le symbolique. Nous comprenons assez facilement les deux premiers : il y a le réel, tout ce qui est comme il est, et il y a nous qui tentons d’y comprendre quelque chose en déployant les ressources de l’imaginaire. D’un côté le monde et de l’autre le sujet connaissant, tel est le dispositif communément considéré. Mais la relation de l’imaginaire au réel ne va pas de soi. Elle exige quelque chose entre les deux, un système de références en quelque sorte, qui permette d’une part l’articulation de notre propre pensée et le partage de nos discours. Ce système de références est le symbolique. Si chaque individu se trouvait dans l’obligation de créer lui-même tout ce qu’il faut savoir pour évoluer dans ce monde ou simplement pour y survivre, il n’aurait pas le temps de s’y atteler. Plus encore, sa production imaginaire ne vaudrait que pour lui-même. Le déploiement de notre parole est indissociable du symbolique qui le porte en quelque sorte. Il procède de tout notre système de croyance. Mais si les deux niveeaux sont indissociables, ils ne s’ajustent jamais parfaitement l’un à l’autre. Il y a toujours entre les deux un décalage.Si l’on ne prend pas en compte ces deux niveaux, ni le décalage qui les sépare, on risque rapidement de tout confondre et de perdre de vue la perspective qui permet de rendre compte de l’ensemble.

Les mouvements de fond conditionnent les effets de surface, mais ces derniers tendent à mettre en tensions la cohérence toujours imparfaite des premiers.
Tout cela va un temps jusqu’au moment où un saut qualitatif devient inéluctable : un pas en avant du discours en surface dépasse, au delà du tolérable, les capacités du champ des présupposés, du système de croyances, du dispositif symbolique.
Le discours qui se projette au-delà anticipe un état que le système n’a pas encore atteint et qu’il ne pourra pas atteindre en se réajustant, en se recyclant lui-même. Il faut un changement de paradigme, un séisme se produit dans le système des croyances qui doit se reformer selon des modalités nouvelles.

2.

Beacuoup de textes essentiels se sont dissous dans l’oubli ou ont prêté à de sévères malentendus non par quelque défaut interne, mais parce leurs lecteurs se sont montrés incapables d’effectuer le basculement auquel ils étaient invités. Ils croyaient que ce que ces textes avaient à nous dire pouvait prendre place aisément dans leur placard à idées alors qu’ils appelaient à casser les murs, bouleverser les méthodes de classement, à réorganiser tout le champ de la pensée. C’est, aux yeux de Lacan et de bien d’autres, ce qui est arrivé à l’oeuvre de Freud.
Il y a aujourd’hui plusieurs Freud différents. Aucun ne peut être considéré comme le vrai. N’allons donc jamais prétendre savoir ce que Freud ou n’importe qui d’ailleurs a vraiment dit. D’autant que personne ne sait vraiment ce qu’il dit, personne n’est le maître absolu de sa propre parole.
Le Freud qui domine aujourd’hui est celui des anti-Freud, et ce n’est pas une bonne nouvelle.
Nous avons choisi le Freud de Lacan, qui nous paraît le plus intéressant. Cet intérêt est justifié par une lecture rigoureuse et subtile des textes. Il l’est aussi par l’originalité du propos.

Si découverte freudienne a bouleversé notre manière de penser le monde, c’est parce qu’elle marque un changement radical de perspective. Avec Freud, il se produit dans notre façon de comprendre notre propre humanité un décentrement fondamental.
Cette dimension de rupture, nous allons la trouver à deux niveaux.
Tout d’abord dans l’histoire même de la psychanalyse freudienne ou tenue pour telle.
Pour dire les choses très grossièrement, selon Lacan, ce qu’on a appelé le freudisme procède certes de Freud, mais d’un Freud repris par des gens qui n’ont pas su tirer la leçon de ce qu’ils lisaient. Le malentendu se serait installé du vivant de Freud déjà. La psychanalyse serait ainsi devenue un outil thérapeutique permettant aux égarés de rentrer dans le bercail de la normalité, d’éteindre leur maladie comme on éteint un incendie. Bref, grâce à cette psychanalyse, tout pouvait retourner à la norme. La psychanalyse était en passe devenir un instrument de maintien de l’ordre, peu importe d’ailleurs quel ordre.
Les choses sont assurément plus complexes que cela mais telle est l’idée générale. Le retour à Freud dont Lacan se réclame est la tentative de prendre acte de la rupture et d’en tirer les conclusions.
Le Freud de Lacan est un briseur d’illusions. Freud n’est pas un philosophe et encore moins un prophète. Il est un savant scrupuleux qui a su voir et mettre en lumière une condition essentielle qui échappait au regard jusque-là : l’être humain est décalé par rapport à lui-même. Ce décalage, il l’a décelé dans la parole des patients, au nom du principe que rien n’interdit au langage de dire autre chose que ce qui est effectivement dit. Je ne sais pas vraiment ce que je dis quand je parle et quand je m’appplique à ma propre parole et que j’essaie de savoir qui parle, le « je » que je cherche n’est pas où je crois être. Ce décalage est constitutif et irrémédiable, il tient à la structure du langage.
Pour expliquer cela, Lacan use d’une analogie avec la révolution copernicienne, dont Freud se réclamait lui-même. Mais il va lui donner une formulation différente de celle que nous retenons ordinairement. Pour nous, la révolution copernicienne a consisté à montrer que la terre n’est pas au centre de l’univers; ce serait donc l’héliocentrisme. Or, pour Lacan, la révolution copernicienne tient à la reconnaissance de la trajectoire elliptique des corps célestes. Une ellipse a deux foyers. C’est un cercle déformé dont le centre est dédoublé. Dans lla trajectoire que décrit un astre tournant autour d’un autre, un des foyers est constitué par l’astre principal bien visible, mais l’autre n’est qu’un point géométrique, un emplacement vide.
Pour filer la métaphore, disons que là où nous ne voyions que le cercle et son centre unique, Freud a su distinguer une ellipse et ses deux foyers.
La découverte freudienne n’est pas que les phénomènes psychiques soient intelligibles, mais qu’ils relèvent de quelque chose qui se situe au-delà du mécanique ou des simples lois du vivant, quelque chose qui n’a rien à voir avec l’instinct, ou les lois de la physique, mais qui relève du langage. Le sujet est subverti par le langage. Les phénomènes psychiques qu’étudie la psychanalyse sont d’ordre symbolique.
Cela ne veut pas dire que les humains ne sont pas aussi, quand même, des animaux, des êtres vivants ou des choses réelles. Ils sont cela. Ils sont soumis aux mêmes contraintes ; ils obéissent aux lois fondamentales du vivant. Mais en ce qui concerne les névroses, les psychoses, les perversions, mais aussi leur comportement ordinaire, tout passe par l’ordre symbolique.
Freud a su ainsi repérer de la signifiance dans des phénomènes qui étaient jusque-là ininterprétables ou même non perçus.
Mais si Freud a pu voir cela, il n’avait pas encore les moyens de l’exprimer parfaitement. En ce sens, Freud anticipait sur des découvertes qui sont venues ultérieurement, selon Lacan, avec la linguistique saussurienne complétée des réflexions de Jakobson et avec le courant de pensée aujourd’hui relégué au musée des accessoires vintage (nous reviendrons sur les circonstances de cette relégation), le structuralisme.
Lacan va donc se servir de concepts qu’il attribue à Saussure non pas pour se poser en linguiste, mais pour expliciter Freud.
C’est ce que nous verrons en détail dans Instance de la lettre dans l’inconscient.

3.

Une configuration analogue apparaît dans une activité aussi peu problématique à nos yeux, aussi banale et quotidienne que la lecture.
Nous pensons savoir lire parce que nous avons appris à le faire comme nous avons peut-être appris le vélo. Et comme le vélo, nous pensons qu’une fois apprise la lecture ne s’oublie pas.
On considère en généralement que tout est dans le texte, qu’il suffit de focaliser dessus notre attention pour que le sens surgisse. On a le sntiment de comprendre, à moins que soudain on bloque sur quelque chose on décroche, on se trouve comme expulsé du texte. C’est qu’on ne saisit pas que toute compréhension résulte d’un compromis entre ce que le texte nous livre et ce que nous ne prenons jamais en considération : le non-texte, le champ symbolique plus ou moins expicitement structuré dans lequel il est saisi.
Bref, nous pensons que le texte doit trouver sa place dans notre monde et nous nous acharnons dessus pour essayer de l’y introduire. Or l’inverse est probablement beaucoup plus important. C’est sur le monde que le gros du travail doit s’opérer : quelles transformations doit-il subir pour être en capacité de recevoir ce texte ? Le lecteur doit prendre le risque d’être mis en échec. C’est sans remède, à moins qu’on ne change radicalement de point de vue. Quand on ne comprend pas, il faut relâcher la tension, prendre du recul et passer de la contemplation fascinée du texte à une remise en cause de notre propre appareil conceptuel, de notre propre système de croyances.
Lire, ce n’est pas bouffer du texte, dévorer, assimiler. C’est vivre une rencontre avec soi-même par la médiation du texte, c’est donc se remettre en question. Une lecture est un moment de fragilité intérieure, un rêve, ou à la limite un délire, consentis et maîtrisés. L’incompréhension n’est pas une limite, un échec, c’est le signal qui nous appelle à la remise en question. Non pas : qu’est-ce que peut bien vouloir dire ce texte ?, mais : quel prix me faudrait-il payer pour que la voix du texte devienne ma propre voix ?
C’est dans cette logique que nous travaillerons tout au long de cette séquence.