Nous commenterons ce texte paragraphe après paragraphe. Mais auparavant, pour nous donner une idée générale de son contenu, examinons cet extrait d’un article postérieur de quelques années qui résume de manière synthétique et précise la thématique de L’Instance de la lettre…

Subversion du sujet et dialectique du désir, p. 279.
Je mets en gras les termes sur lequel nous nous attarderons en commentaire.

« L’inconscient, à partir de Freud, est une chaîne de signifiants qui quelque part (sur une autre scène, écrit-il) se répète et insiste pour interférer dans les coupures que lui offre le discours effectif et la cogitation qu’il informe.
« Dans cette formule, qui n’est nôtre que pour être conforme aussi bien au texte freudien qu’à l’expérience qu’il a couverte, le terme crucial est le signifiant, ranimé de la rhétorique antique par la linguistique moderne, en une doctrine dont nous ne pouvons marquer ici les étapes, mais dont les noms de Ferdinand de Saussure et de Roman Jakobson indiqueront l’aurore et l’actuelle culmination, en rappelant que la science pilote du structuralisme en Occident a ses racines dans la Russie où a fleuri le formalisme. Genève 1910, Pétrograd 1920 disent assez pourquoi l’instrument en a manqué à Freud. Mais ce défaut de l’histoire ne rend que plus instructif le fait que les mécanismes décrits par Freud comme ceux du processus primaire, où l’inconscient trouve son régime, recouvrent exactement les fonctions que cette école tient pour déterminer les versants les plus radicaux des effets du langage, nommément la métaphore et la métonymie, autrement dit les effets de substitution et de combinaison du signifiant dans les dimensions respectivement synchronique et diachronique où ils apparaissent dans le discours.
« La structure du langage une fois reconnue dans l’inconscient, quelle sorte de sujet pouvons-nous lui concevoir ? »

Détaillons un peu ce que nous trouvons ici.

1. D’entrée de jeu, une définition de l’inconscient extrêmement ramassée et claire que nous pouvons noter et garder sous les yeux, car nous y reviendrons souvent.
Pour Lacan, l’inconscient est donc une chaîne de signifiants.
Il faut comprendre cette formule. Ce qu’elle nous dit d’abord, c’est que l’inconscient, c’est une affaire de signifiance. Mais alors ne tombons pas dans le piège de nous mettre dans la posture du destinataire d’un message, comme si quelqu’un s’adressait à nous à l’instar d’un prisonnier qui enverrait du fond sa cellule des signaux vers l’extérieur. Ce serait confondre signifiant et message, qui sont deux choses tout à fait distinctes. Il y a bien signifiance, signifiance insistante, mais cela n’est destiné à aucune communication au sens communément admis du terme. En plus, Freud insiste sur le fait que l’inconscient est constitué de représentations de choses et non de représentations de mots. Nous reviendrons sur cette distinction, mais retenons-en simplement ceci : l’inconscient n’est pas une voix qui nous parle. Je le définirais plutôt comme une contrainte signifiante qui insiste. Je ne voudrais pas aller au-delà de ce que le texte de Lacan m’autorise à avancer, mais je dirais que le terme de chaîne importe autant que celui de signifiant. Il renvoie à une ordonnance, une configuration.
Pour y voir plus clair, ouvrons ici un nouveau champ.
Le monde ne peut pas être simplement le réel. On n’y survivrait pas si on ne se donnait pas les moyens de s’y repérer. On a besoin de baliser le réel, d’y insérer suffisamment de symbolique pour ce le réel devienne notre réel, un réel d’accomplissements possibles pour nous. Ces balises sont reliées les unes aux autres et forment comme une schématisation du réel, une carte. La mise en relation des balises dépend de notre position et non pas de la structure propre du réel. La carte qui en résulte est en gros la même pour tout le monde, dans la mesure où chaque individu en reçoit l’essentiel de ceux (parents et autres) qui sont déjà là au moment où il vient au monde. Pour autant, chacun en construit sa version propre, ce qui peut entraîner d’importantes divergences.
Ne nous représentons donc pas cette chaîne de signifiants comme une phrase inscrite sur un morceau de papier que le sujet garderait sur lui bien au chaud comme une amulette. Les signifiants, ces balises, sont bel et bien des marques dans le réel, ce sont des morceaux de réel symbolisés, qui recouvrent un déjà là indifférent, indépendant de tout jeu signifiant. Même après avoir été sélectionnées et marquées, les balises demeurent fondues dans le réel, invisibles, indécelables pour tous ceux qui ne sont pas dans le secret du processus signifiant. Ce qui est intériorisé, c’est, pourrait-on dire, leur impact sur le sujet, leur configuration, le système qu’ils constituent articulés les uns aux autres, et qui déterminent une certaine clé de compréhension du monde. En outre, les balises dont il est question en analyse, nous ne les avons pas placées nous-mêmes, elles préexistaient à notre arrivée. En tant que balises, elles ne relèvent plus de l’ordre du réel. C’est plutôt une structure (on parlera de structure symbolique) qui définit des parcours types, des ouvertures ou des obstacles, des successions nécessaires. Un espace mental particulier, symbolique en tant qu’il est partagé, répond à l’espace physique du réel.
Cette chaîne de signifiants se répète et insiste : les balises clignotent en permanence.

2. Elle s’insère dans les coupures…
Notons tout d’abord la distinction qui est faite ici entre discours ou cogitation effectifs d’une part, et la chaîne de signifiants de l’inconscient, de l’autre. Ce discours effectif est le discours conscient, ce que nous croyons dire quand nous nous exprimons. C’est un discours qui s’adresse à un Autre, vise la reconnaissance par cet Autre (même si soi-même on peut assumer cette posture). Il est fait de mots en règle générale. En revanche, la chaîne signifiants de l’inconscient est faite de toutes sortes de représentations, représentations de choses, dit Freud. Il y a clairement deux niveaux, deux scènes comme dit Freud, ce qui suppose que le spectacle n’y est pas le même. Le second n’est pas dans le premier, mais derrière ou dessous, puisque c’est dans les ruptures (les anomalies) du premier qu’il se manifeste. C’est dans ce sens que Lacan peut dire que l’inconscient s’exprime par le moyen du moi, en usant du moi comme d’un instrument. Sous le discours conscient, explicite, volontaire, opère clandestinement une chaîne signifiante qui insiste et qui détermine de façon latente tout ce qui se passe au-dessus.
Notons ensuite qu’au niveau du conscient et du préconscient, la pensée (cogitation) est dépendante du discours, puisqu’elle est « informée » par lui, ce qui revient à dire qu’elle reçoit de lui forme et substance.
Quand le sujet parle ou agit, il ne perçoit pas que son discours ou son comportement se ressentent du clignotement des balises. Mais s’il ne s’en rend pas compte, un auditeur attentif peut en percevoir la trace dans ces intervalles où à l’insu du locuteur le discours se suspend, laissant deviner quelque chose qui se profile derrière, quelque chose qui d’ailleurs biaise à l’insu du locuteur le discours conscient tel qu’il est prononcé.
Il y a aussi des coupures dans la pensée silencieuse du sujet, sa cogitation. Plus encore, ces pensées qui fleurissent dans notre imaginaire se ressentent directement de l’influence des balises. Pourquoi penser ceci plutôt que cela, comme ceci plutôt que comme cela ? Qu’est-ce qui m’a fait perdre le fil ? Cela vaut pour le poète autant que pour le mathématicien.

3. … qu’il informe
Il ne faut pas passer à côté de cette fin de phrase, car elle fournit une indication précieuse sur les rapports entre les deux scènes. Il y a clairement de l’une à l’autre un rapport de dépendance – et non d’interdépendance -. La chaîne signifiante de l’inconscient informe le discours et la pensée conscients et non l’inverse.

4. Cette définition est une formule. Quelle est sa légitimité ?
a) Légitimité d’autorité : elle est conforme au texte freudien. Mais ce qui est ici affirmé devra être évidemment démontré.
b) Légitimité scientifique puisque ce texte freudien n’est pas spéculatif. Il découle d’une expérience clinique. On part toujours de faits qu’il s’agit d’interpréter correctement.

5. Au coeur de ce passage, au coeur du texte que nous étudierons et au coeur de la réflexion lacanienne en général se trouve la notion de signifiant. Nous la retrouvons d’abord chez Freud, bien présente, mais de manière incomplètement explicite.Toutes les fonctions du signifiant, nous dit Lacan, sont décrites par Freud même si le terme de signifiant n’y figure pas explicitement.
La science contemporaine de Freud repose essentiellement sur le concept de causalité. Un phénomène est renvoyé à un autre phénomène, sa cause, dont il est la conséquence. Or, le paradigme fondamental de la psychanalyse freudienne est la signifiance. On n’y cherche pas des causes mais du sens.
Le concept de signifiant, c’est au coeur de la linguistique saussurienne que Lacan en découvre la constitution et le développement. Il se trouve en outre que la conceptualisation des linguistes (ici Saussure et Jakobson) linguiste s’ajuste précisément à l’élaboration freudienne. C’est donc à travers Freud, en partant de Freud, avec les exigences de la métapsychologie freudienne que Lacan s’approprie l’apport saussurien, ce qui explique que les linguistes purs et durs ne s’y retrouvent pas toujours (1).

6. Dans le processus primaire, l’inconscient trouve son régime, c’est-à-dire ses lois, ses normes de fonctionnement.
Le régime des processus secondaires se laisse facilement décrire : ce sont les règles de l’entendement telles que la philosphie les définit, règle qui définissent la conduite consciente de la pensée rationnelle et son expression sous forme de discours. Le processus primaire, l’Autre scène dont parle Freud, suit d’autres normes, celles qui sont décrites dans la Traumdeutung notamment.
5. Il y a recoupement et homologie entre la théorie freudienne du processus primaire et théorie du langage.
Homologie ne veut pas dire identité, raison pour laquelle la fameuse formule : « L’inconscient est structuré comme un langage » ne signifie en aucun cas que l’inconscient soit du langage stricto sensu, même si Lacan a pu l’affirmer au début de son enseignement.
Et cette structure identique à celle du langage est définie par une loi de combinaison, de construction, d’élaboration, ce qui fait qu’une chaîne signifiante est une chaîne et non une juxtaposition d’éléments. C’est la métonymie.
La signifiance proprement dite est soumise à une loi de recouvrement de chaînes signifiantes, la seconde expliquant la première sans pour autant la répéter. C’est la métaphore.

7. Enfin, la question essentielle qui en découle : que devient dans ces condition le sujet philosophique (ou sujet tout court). C’est à la subversion de ce sujet que le texte nous convie.

1. Sur ce point, voir Michel Arrivé, Le Linguiste et l’inconscient, PUF, 2008