Prologue
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Parler de prologue se justifie dans la mesure où les deux premières pages portent de manière autoréférentielle sur le discours lui-même, dont elles fixent le statut, à mi-distance entre l’écrit et la parole.
S’il se trouve une seule qui ne demeure pas un brin perplexe devant ce prologue, qu’elle se manifeste, car j’aimerais bien la connaître. Ou bien elle ne voit pas le problème, ou bien elle est douée de qualités exceptionnelles.
1. « Si le thème… »
Les mots « écrit », « parole », « texte » font évidemment écho au mot « lettre » du titre, ce qui nous alerte sur le fait que, même servi en hors-d’oeuvre, ce prologue n’est pas « hors sujet ».
A partir d’ici, pour désigner le passage que nous tentons d’éclairicir, nous utiliserons le mot « discours ». En effet « texte », « écrit » et « parole », nous sont désormais interdits d’usage, puisqu’ils sont les termes à expliquer. Nous tenterons d’adopter autant que faire se pourra une position extérieure (« meta ») à notre objet. Ce n’est jamais tout à fait possible, puisqu’ « il n’y a pas de métalangage » –
L’article, destiné à s’inscrire dans une revue sous la rubrique « Psychanalyse et sciences de l’homme » est le recyclage d’une causerie (topo) tenue devant les étudiants en philosophie de la Sorbonne. Les circonstances de son origine ne coïncident pas avec celles de sa destination finale. Il y a donc, dédoublement au même titre qu’il y a dédoublement entre l’écrit et la parole.
Lacan distingue donc l’écrit et la parole, puisque son discours se situera à mi-chemin. Ils sont ici posés comme les « points » extrêmes d’un « segment » l’article lui-même se situant quelque part, probablement vers le milieu.
Il semble évident que les deux termes ont dans ce passage des sens particuliers, auxquels l’usage ordinaire que nous en faisons ne donnera pas accès.
Selon nos habitudes, la parole renvoie à l’oralité et l’écrit à l’écriture. Mais ici, Lacan présente comme paroles des discours, qui ne nous sont accessibles aujourd’hui que sous la forme écrite des épais volumes du Séminaire. Pour Lacan, en dépit des apparences, il ne s’agit pas d’écrits. Cela nous oblige donc à distinguer dans les ouvrages de Lacan les écrits proprement dits et certaines réalisations qui relèvent de la parole, même s’ils se présentent sous une forme que nous tenons pour écrite. Nous comprenons dès lors que le titre « Ecrits » choisi par Lacan fait sens au-delà de ce que nous pouvions penser (ou ne pas penser) au départ.
Que pouvons-nous en dire ?
D’ores et déjà nous pouvons prendre acte que la mise par écrit ne suffit pas à produire un écrit. Une parole transcrite demeure une parole. Un écrit, c’est encore autre chose.
Un indice nous est donné par l’affirmation que, s’exprimant devant un auditoire en tant qu’enseignant, Lacan se définit comme un analysant, c’est à dire comme quelqu’un qui progresse dans son discours à la marge de ce qu’il maîtrise, dans une zone où le chemin peut nous conduire dans des directions imprévues. Il s’agit bien d’une pensée en construction et d’un discours susceptible d’interprétations diverses. La liberté et donc la prise de risque y sont grandes. Nous sommes dans le champ de la parole.
Dans un écrit au plein sens du terme, la maîtrise du discours doit être maximale. Mais voyons ce que Lacan en dit, car il se montre on ne peut plus clair sur ce point.
2. L’écrit se distingue…
Le mot texte nous renvoie au tissage, ce dont témoigne le mot texture. Pour Lacan, ce n’est pas l’usage de l’écriture qui définit le texte, mais bien l’opération qui, usant des ressources de l’écriture, consiste à construire une chaîne signifiante aussi robuste et cohérente que possible. Quand j’écris au fil de ma plume sans savoir où me conduiront les mots, je déroule un fil, je ne tisse pas un texte. Sur ce point, les choses sont claires : un texte ne saurait être défini comme une parole transposée en écriture. Ou, si l’on préfère : une parole transcrite en écriture n’est pas un texte à proprement parler.
Mais alors, quelle est la définition qui, ici, peut convenir au mot « écrit » ?
– Prévalence du texte :
La texture (textile) est ici déterminante. C’est peut-être même ce autour de quoi les mots, des mots pleinement choisis, viennent trouver leur place. On fixe temporairement un acquis. La construction prévaut sur la découverte.
– Resserrement
La texture est donc serrée, le texte est compact et ne permet au lecteur que le strict minimum d’errance. Comme on sait que le sens est flottant, d’un flottement que rien ne pourra annuler, il importe de réduire celui-ci au strict minimum.
– La sortie du texte est aussi son entrée
Cela nous oblige à voir le parcours de lecture comme une boucle. Mais intéressons-nous un instant à la distinction qui est faite ici entre sortie et entrée pour le lecteur. Le lecteur entre, il se passe quelque chose, et il sort. Il n’y a qu’une porte : elle sert à entrer dans la lecture et c’est par elle qu’on ressort.
3. La propriété que j’accorde…
Dans le bref texte introductif à un article ultérieur Subversion du sujet et dialectique du désir, Lacan signale explicitement que son enseignement (le Séminaire) est en avance par rapport à ses écrits. Ce décalage temporel est capital et constitue un critère évident de distinction entre parole et écriture. Il y a donc le temps où les idées sont lancées, mise à l’épreuve de l’enseignement, soumise à un débat (qui n’a que rarement lieu), et un temps où la théorie est élaborée et fixée avec toute la rigueur possible. Le thème de la distinction des temps est un aspect important de la pensée lacanienne.
Il me semble également que cette distinction trouve un éclairage dans un passage de Freud, au début de la Traumdeutung, lorsqu’il parle des conditions de l’analyse.
« Dans mes travaux psychanalytiques j’ai remarqué que la condition psychique de l’homme qui réfléchit est tout autre que celle de l’homme qui observe ses processus psychiques. Dans la réflexion, une action psychique entre davantage en jeu que dans l’auto-observation la plus attentive, comme le prouvent d’ailleurs la mine tendue et le front plissé de celui qui réfléchit, à l’opposé de la mimique tranquille de l’auto-observateur. Dans les deux cas, il y a forcément une concentration de l’attention, mais celui qui réfléchit exerce en outre une critique, par suite de quoi il rejette, après qu’il les a perçues, une partie des idées incidentes montant en lui, coupe court à d’autres, de sorte qu’il ne suit pas les chemins de pensée qu’elles ouvriraient, tandis qu’envers d’autres pensées encore il sait s’y prendre pour qu’elles ne deviennent absolument pas conscientes, donc qu’elles soient réprimées avant d’être perçues. L’auto-observateur, par contre, n’a que la peine de réprimer la critique : s’il y réussit, une multitude d’idées incidentes lui viennent à la conscience qui, sinon, seraient restées insaisissables. » pp. 136-137 de l’édition française.
Ce passage de Freud semble indiquer que l’invention, la créativité est du côté de l’auto-observation tandis que l’exposition rigoureuses, proprement scientifique, relève d’une réflexion calibrée et dûment encadrée.
4. Car l’urgence où je…
Cette urgence est la demande qui est faite d’une contribution écrite. Quand on aborde en tant que lecteur un volume redonnant une nouvelle vie à des écrits qui ont tous une histoire propre, on ne prend pas forcément garde aux circonstances singulières qui déterminent chacun d’eux.
Cette contribution-ci ne pouvait pas prendre place dans le cours normal du séminaire, car elle se serait située trop loin des conditions particulière de l’enseignement. Le contexte du séminaire n’était donc pas le bon.
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1. C’est pourquoi j’ai pris…
L’occasion est fournie par un entretien ponctuel devant un auditoire vaste mais différent des cercles habituels.
Ainsi, la distinction des deux tremps sera respectée, mais dans un intervalle extrêmement ramassé. Et surtout, d’un temps à l’autre, la mise en forme du topo initial est présentée comme un effort d’accommodation. Ce terme, qui désigne le « Procédé par lequel souvent on accommode une doctrine aux opinions, aux connaissances, aux préjugés de ceux à qui on l’enseigne » (Littré), est tout à fait intéressant ici. Il fallait le détour par un public d’apprentis philosophes pour que soit opérée dans le public des lecteurs de La Psychanalyse la coupure entre ceux à qui il est destiné et qui sont donc aptes à le comprendre, en d’autres termes ceux qui parmi les analystes savent ce que philosophie et littérature veulent dire, et ceux qui de toute façon se sont mis hors du jeu.
2 Comment oublier en effet …
N’oublions pas la lettre du titre, qui nous renvoie aussi aux lettres, à l’universitas litterarum, à la littérature. Domaines auxquels Freud n’a jamais cessé de se référer. Les lettres ne sont pas à la périphérie du champ de la psychanalyse, elles y occupent une position centrale.
3 Ainsi le recours…
Le mouvement du discours, qui suppose un espace déterminé, mouvement qui va
Ce passage, passablement énigmatique au premier abord est tout à fait important. C’est en s’adressant à des profanes en analyse mais néanmoins soucieux des questions de langage que Lacan va développer son propos freudien, consommant la rupture avec les psychanalystes dévoyés qui auraient dû être ses destinataires légitimes.
4 Je veux dire…
Ces psychanalystes tolèrent que leur discipline se prévale d’une fausse identité. Il y a imposture. Ils appellent psychanalyse une discipline qui, d’un point de vue freudien n’en est pas.
Quelles que soient les raisons qu’ils invoquent, ils ne sont pas excusables.
5 Vice d’habitude…
Cette « tolérance » est telle que n’importe quoi peut passer pour psychanalyse et que dans ce concert de fausse notes, s’il s’en trouve de vraies, elles ne soient plus identifiables.
6. C’est ainsi qu’on observe …
On en trouve même qui se découvrent un intérêt subit pour la symbolisation et le langage. Les études dans ce sens se multiplient.
7. Et comment même un psychanalyste…
Mais, bon sang, la symbolisation et le langage ne sont pas des accessoires, des centres d’intérêt, puisqu’ils sont au coeur de la pratique analytique depuis les origines !
A mi-chemin entre l’écrit et la parole, il y a pourtant déjà quelque chose dans le ton qui tranche avec le Séminaire.