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1. Le sens de la lettre
Remarquons que le mot lettre, mot courant que nous avons tous maintes fois utilisé, nous apparaît ici comme déconnecté de tout sens. Oui, on voit bien que… mais non. Et nous pensons bien que recourir au dictionnaire ne nous aidera pas. La raison d’être de ce mot ici, dans le titre de l’article ne peut donc nous apparaître qu’après coup. Un premier cadrage nous est donné ici. Le lecteur perspicace aura remarqué que Lacan n’a pas écrit : le sens du mot « lettre » et le même lecteur perspicace n’aura pas manqué de se souvenir à ce propos que pour Lacan, il n’y a pas de métalangage.

1. Notre titre fait entendre…
La première phrase pose les termes du débat. Nous sommes ici au coeur de la question soulevée par cet article. C’est la proposition qu’il s’agira de démontrer et d’expliciter. Et, nous dit Lacan, c’était là ce que le titre même de l’article donnait à entendre à quiconque sait lire. « C’est donc toute la structure du langage que l’expérience psychanalytique découvre dans l’inconscient ». Cette phrase se substitue métaphoriquement au titre, elle en indique la signification.
« Instance de la lettre » et « structure du langage » s’explicitent mutuellement.
Cette brève citation de Fonction et champ de la parole et du langage où la lettre est associée à la structure du langage peut nous mettre sur la voie :
(Ecrits 1, p. 320) « Nous avons voulu seulement vous rappeler l’ a, b, c, méconnu de la structure du langage, et vous faire épeler à nouveau le b-a, ba, oublié, de la parole. »
La parole du patient est comme un voile qui à la fois cache et signale. Il désigne un lieu et laisse entrevoir ce qui s’y passe, mais de façon indirecte, déformée.
Il faut avoir le secret de ce qui voile et déforme pour pouvoir saisir ce qu’il faut saisir.
Ce secret est simple, presque massif : ce qui est ainsi voilé et indirectement révélé est de l’ordre du langage, mais dans un sens tout à fait général, ce qui ne veut pas dire pour autant que ce soit une affaire de mots, de phrases. L’inconscient, c’est un système de signifiants et si tous les mots sont des signifiants, tous les signifiants ne sont pas des mots.
Ce n’est pas seulement un « discours » oublié. Refouler, ce n’est pas oublier. C’est un système signifiant qui opère en permanence, qui insiste. Et ce système signifiant exprime toujours la même chose.
C’est un bruit de fond et non pas une autre personne qui parlerait en même temps que nous, comme si nous étions deux, ou plus encore, à nous disputer le même appartement.
L’inconscient est cette dimension essentielle de nous-même qui tient le « Je », qui opère en nous obstinément et qui nous influence à notre insu dans tout ce que nous nous imaginons accomplir en toute liberté.
Inconscient de Schelling ? Ruse de la raison de Hegel ? Dans ces deux cas, il y a une forme de nécessité qui opère à l’insu des individus, mais en vue de la réalisation d’une fin ultime : l’Absolu de Schelling ou le Savoir absolu de Hegel. La différence est parfaitement claire : chez Freud ou lacan, aucun projet à réaliser. Juste une chaîne signifiante qui insiste.
Imaginons trois « ordres » : 1. l’ordre du réel, à savoir le réel lui-même. 2. L’ordre de l’imaginaire à savoir tout ce que nous pouvons dire sur le réel, le vrai comme le faux, le possible comme l’impossible, appelons-la l’ordre des images. 3. L¨ordre du symbolique qui structure à notre insu toute notre production imaginaire et que nous pouvons appeler l’ordre des significations.
En résumé, le réel, les représentations et les significations.

La première et principale conséquence de cela, c’est que si l’inconscient relève de la signifiance, il ne peut pas être basiquement le siège des instincts, la part primitive, animale de notre être. S’il est refoulé, ce n’est pas parce que c’est un monstre poilu qui voudrait se promener tout nu, c’est parce qu’il nous impose une manière de percevoir et de sentir des plus élaborée que nous ne percevons pas et qui pousse ou qui plombe tout ce que nous tentons de faire consciemment. Ce n’est pas la morale qui est en cause dans le refoulement, c’est quelque chose qui est au-delà de la morale, une affaire de vie et de mort.

2. Mais cette lettre…
Le mot lettre du titre. Commençons par le contexte : Nous avons ici la reprise d’un topo conçu au départ pour des étudiants ès lettres. Nous partons bien de la lettre mais c’est au phonème que cela nous conduira.
Quand nous lisons « lettre » nous pensons à un signe écrit, un caractère typographique. Ce qu’il faut voir, c’est que jamais la lettre n’est le mot. Elle est un composant essentiel de tout texte, mais isolément elle est pure matière de signifiance. Et c’est là que nous trouvons ce qu’il faut comprendre : une fois qu’on a reconnu qu’on a des lettres, alors le lettré sait qu’il se trouve là des mots, des phrases, un discours. Il suffit de percevoir que ce sont des lettres et non pas n’importe quoi d’autre.

3. Nous désignons par lettre…
Mais le mot lettre nous oblige à faire un petit détour. Retrouvons notre chemin. La lettre est ici précisément définie : la lettre est « ce support matériel que le discours concret emprunte au langage ». Le train comporte plusieurs wagons : le langage, le discours concret, la lettre.
Le langage est l’espace où tout cela se joue, le discours est une des innombrables figures que l’on peut former en respectant la topologie propre de cet espace (sa structure topologique). Quant à la lettre, elle est un support, ce par quoi le discours peut être articulé et c’est un support matériel. La lettre se situe au point de rencontre de deux ordres distincts : le langage et le réel. Le discours concret relève donc tout à la fois, mais selon des « logiques » tout à fait différentes, du langage et du réel., dans l’inconscient (comme si l’inconscient était lui-même un contenant), ce que qui insiste, ce n’est pas le langage en tant que tel, ni tel énoncé, mais la matière signifiante.

4. Cette simple définition…
Essayons de voir ce qu’une telle confusion peut vouloir dire. Nous avons pour une part ce que nous appelons le langage et d’autre part les fonctions somatiques et psychiques qui sont au service du langage. Certains les désignent sous le nom de langage.
Cette confusion donne l’illusion que le langage est une affaire qui concerne l’organisme individuel, que tout ce qui relève du langage se situe dans l’individu, alors que tout au contraire, le langage est extérieur aux individu et concerne l’entre-deux, l’entre-tous de la société humaine.

5. Pour la raison première…
Le langage n’est pas seulement extérieur au sujet spatialement parlant. Il l’est aussi temporellement. Il est déjà là quand l’individu surgit et il subsiste quand l’individu disparaît. Le cycle temporel du langage est bien plus vaste que celui de l’individu. Il nous rattache tous aux origines de l’humanité.

6. Notons que les aphasies…
Les aphasies sont le résultat qu’une affection somatique produit sur la capacité d’user du langage, sur la capacité d’expression langagière.
Les aphasies se répartissent selon deux versants de la compétence langagière. Le fait qu’il existe deux types d’aphasies nous servira ultérieurement, à propos de la métonymie et de la métaphore.

7. Le sujet aussi bien…
Le sujet peut apparaître serf du langage. On peut se dire que le langage n’est jamais à la mesure de ce que je voudrais exprimer. On peut se dire que le langage par rapport à l’action pure et dure n’est qu’un pis-aller. Mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici. On n’est pas seulement serf du langage, on l’est d’un discours.
Et ici apparaît la notion de flux. Flux du signifiant. Ça défile en permanence. Ça définit notre compréhension du monde, notre place dans le monde, notre rapport au réel.
Plus encore ce flux, comme un fleuve, était déjà là avant notre naissance et il coulera toujours après notre mort. Et dans ce flux, parfois, se fait entendre notre propre nom. C’est comme un livre où l’essentiel de ce qui pèse sur notre destin serait déjà écrit. Non pas notre destin mais ce qui le détermine, le plombe ou au contraire le pousse en avant. Et au flux du signifiant répond celui du signifié.
Quant au nom propre, il en est fait mention ici, mais c’est une question à part entière. Ce n’est pas un signifiant ordinaire. On peut dire qu’il n’a qu’un référent et non une signification. Mais nous y reviendrons.

8. La référence à l’expérience…
S’agit-il de phénomènes de l’ordre des mentalités, des croyances dominantes, de l’air du temps ? On peut le penser, mais ce ne serait pas aller au fond des choses. Les mentalités, les croyances, les idées dominantes sont déterminées par quelque chose de plus fondamental. Lacan appelle cela les structures élémentaires de la culture, en référence aux travaux de Levy-Strauss.

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1. D’où résulte qu’à …
Nous avons d’abord ce que Lacan appelle la dualité ethnographique, de caractère descriptif : nature et culture. Ce qui est en quelque sorte donné par la nature et ce qui relève de la culture, de l’activité humaine. A cette dualité descriptive, il oppose une conception ternaire que je qualifierai un peu hâtivement de théorique.
Maintenant, il nous dit que cette conception ternaire résulte de ce qui précède. Essayons de voir comment. En particulier, voyons comment cette configuration ternaire se dessine.
Il nous faut comprendre le statut du sujet serf d’un discours. Notre premier mouvement est de nous référer à la société, au poids de la société, à s’influence des habitudes, des moeurs, des croyances. Cela existe bel et bien, mais derrière tout cela, il y a encore autre chose, de plus fondamental, que Lacan appelle ici les structures élémentaires de la culture, qui opèrent à l’insu des acteurs de cette culture.
La conception ternaire résulte donc d’un dédoublement du second terme.
Et ce qui est appelé ici culture, cette structure élémentaire de la culture, c’est le langage.

2. Mais nous ne prendrons ici…
Lacan fait allusion ici à un débat aujourd’hui oublié qui a marqué la tradition marxiste encore très puissante au milieu du XXe siècle. Il porte sur la place du langage dans la théorie marxiste. Est-elle périphérique, dérivée, ou appartient-elle au socle sur lequel la vie d’une société s’accomplit ? En d’autres termes, les rapports de production étant ce socle, le langage est-il, au même titre que l’idéologie, les croyancees, etc. à ranger parmi les superstructures ? On sait que Staline, qui n’était pourtant pas un grand théoricien, a tranché : le langage n’est pas une superstructure.

3 Nous ne nous fierons…
Lacan s’en tiendra simplement au fait que la linguistique moderne a promu le langage au statut d’objet scientifique.

4. Car c’est là le fait …
Et l’on peut alors conclure : Compte tenu du rôle fondamental du langage dans la conception ternaire nature, société, culture, compte tenu du fait que le langage est devenu objet de science grâce à la linguistique saussurienne, alors cette linguistique occupe une position pilote dans le champ de ce qu’on appelle les « sciences humaines ».