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1. Pour pointer l’émergence…
A un moment donné, émerge la linguistique, terme qui marque l’accès de la réflexion sur le langage au satut de discipline scientifique. Cela signifie que si nous évoquons le langage dans cette perspective-là, nous pourrons désormais en parler de manière fondée.
Selon Lacan, la linguistique proprement dite est donc née avec l’algorithme fondateur de Saussure. L’idée de « moment constituant » ne manque pas d’intérêt. Elle met en évidence un moment précis, un point de bascule. Une discipline scientifique ne se constitue pas par une accumulation progressive de connaissances, mais par un brusque changement de perspective où d’un seul coup tout ce substrat trouve un sens. Il s’agit, si nous pouvons nous appuyer sur l’exemple de la linguistique, du moment où un corpus jusque-là passablement hétéroclite se constitue en objet répondant aux normes de la connaissance scientifique.
Un algorithme est à la foi un procédé de calcul et une notation particulière. Lacan use systématiquement d’algorithmes sous la forme des nombreux schémas qu’il nous propose et ce point mériterait à lui seul de longs développements. Retenons simplement que ce passionné du langage, qui affirme on ne peut plus nettement qu’ « il n’y a pas de métalangage », trouve utile, voire nécessaire, d’user parfois d’une symbolique extérieure à la langue courante. Métalangage qui ne veut pas dire son nom ? Pas vraiment. Il s’agit plutôt d’introduire dans le débat des considérations d’ordre topologique qui ne s’expriment pas aisément avec des mots. On peut dire d’ailleurs que le fameux noeud borroméen est une forme d’algorithme.
L’algorithme « saussurien » définit et décrit le signe. Lacan nous le livre sous une forme qui est déjà une interprétation puisqu’elle ne figure pas chez Saussure telle que Lacan nous la présente. D’où les guillemets que nous utilisons quand nous le désignons.
S / s doit être lu : « Le Signifiant sur le signifié, les deux étant séparés par une barre qui marque clairement une frontière entre deux ordres distincts ». Le caractère dominant du signifiant peut se marquer de deux manières : a) le signifié est une fonction du signifiant ; b) le signifié n’est réalisé que sous la forme d’un nouveau signifiant, ce qui fait que nous ne sortons jamais du champ du signifiant.
2. Le signe écrit ainsi…
Ici, Lacan reconnaît explicitement que le fameux algorithme saussurien ne figure pas chez Saussure lui-même, sinon sous une forme sensiblement différente que Lacan n’admettra jamais telle qu’elle est présentée dans le Cours de linguistique générale.
A titre de quête secondaire, comme on dit pour les jeux vidéo, notons au passage cette définition que Lacan nous donne d’un véritable enseignement : on ne peut l’arrêter que sur son propre mouvement. Je comprends cela comme : on ne peut le fixer, le déterminer que dans son mouvement propre, c’est-à-dire sans avoir besoin de l’éclairer d’une lumière extérieure. Retenons cette idée pour le moment où nous reparlerons du métalangage.
3. C’est pourquoi il est légitime…
La formulation lacanienne de l’algorithme « saussurien » doit donc être considérée comme un hommage à Saussure. Lacan rendrait donc à Saussure ce qui lui revient, sous une forme qui dirait la vérité saussurienne mieux que Saussure ne l’a exprimée lui-même. On comprend que les saussuriens purs et durs aient tiqué.
L’algorithme lacano-saussurien offre la perspective indispensable à la compréhension du langage en définissant la topologie particulière de la signifiance.
4. La thématique de cette science …
Pour comprendre le langage, il faut donc poser et articuler ensemble deux concepts fondamentaux : le signifiant et le signifié. Cela se rapporte certes à la langue, mais – c’est le propos de l’ensemble du texte – l’algorithme vaut tout aussi bien pour l’inconscient et pour la compréhension de la démarche analytique dans son ensemble.
Signifiant et signifié constituent deux ordres distincts. Remarquons qu’ici, nous ne parlons pas d’entités ou d’objets mais d’ordres. La nuance est capitale, car elle oriente toute notre percepition du problème. Nous ne distinguons pas des choses dans le réel, mais bien deux moments de la subjectivité, l’un consiste à envisager en tant que signifiant tout ce qui peut répondre aux critères du signifiant et l’autre, à produire tout ce qui peut répondre aux critères du signifié, en relation avec ce signifiant. Le constat alors, c’est que le signifié n’est pas dans le signifiant ni le signifiant dans le signifié, que ce sont deux ordre parfaitement distincts qui ont leur dynamique propre, mais qui se trouvent médiatisés par le sujet. Le signifiant ne porte pas sa signification accrochée à lui comme une étiquette. Pour anticiper un peu sur la suite (Séminaire 5, p. 347), nous noterons que pour Lacan, le signifiant est creux. Il ne peut se remplir qu’en plongeant dans le champ du signifié et là, il se sature de ce qu’il trouve. Le signifié d’un signifiant est pur effet de rencontre.
C’est le premier palier, il est décisif.
Mais dans ce qui reste à comprendre se trouve l’essentiel : le processus de signifiance proprement dit. Si le signifiant nous renvoie à une signification différente de ce qu’il est (l’ensemble de signes graphiques formant le mot « arbre » à un représentant quelconque d’un vaste ensemble de végétaux), le mystère de ce renvoi doit être éclairci.
5. C’est là ce qui rendra possible …
Le signifié n’est donc pas dans le signifiant. En revanche, bien que d’un ordre distinct du signifiant, il est dans la dépendance de ce dernier. Cette relation de dépendance doit être bien explicitée. Le signifiant ne détermine pas mécaniquement le signifié, sinon le signifié serait un élément du signifiant. Nous dirons plutôt que le signifiant est ce qui provoque chez l’interprète un ébranlement de son système personnel de représentation, ébranlement d’où émerge le signifié ponctuellement associé à ce signifiant perturbateur. On comprenda mieux, d’ailleurs, si l’on renonce à poser le signifiant comme un objet unique, isolé, et le signifié comme un autre objet unique, isolé. Le signifiant n’existe que par le système qui le détermine comme signifiant. Le dit forme une chaîne, une chaîne que détermine de manière tout aussi décisive le non-dit de ce dit.
Le signifié constitue lui aussi un système. C’est le système de tout ce que nous sommes capables de penser à un moment donné. La relation entre signifiant et signifié, rappelons-le, est une relation non pas de terme à terme mais de système à système.
Cela dit, nous ne pouvons travailler vraiment que sur le signifiant. Certaines opérations sont possibles qui changent les conditions de l’établissement d’un signifié mais c’est toujours sur du signifiant qu’elles s’effectuent.
Dorénavant, nous devrons compter avec trois termes différents : signifiant, signifié et signification. Nous ne pouvons simplement réduire la signification au signifié, comme si les deux termes étaient synonymes.
La signification est un processus, le signifié en est le résultat. La signification est ce qui définit et établit la relation entre signifiant et signifié. Or, jusqu’ici, Lacan nous a seulement dit qu’entre les deux, il y a une barrière. Quelque chose se passe d’un côté de la barrière ; quelque chose d’autre se passe de l’autre côté.
6. Car cette distinction primordiale …
Sous sa forme la plus basique, la question de l’arbitraire se règle par le constat que dans les sonorités du mots, dans ses apparences, bref dans le signifiant, rien n’évoque directement ce que désigne le mot. Le mot chien n’aboie ni ne mord et ne ressemble en rien à un chien. Les quelques exceptions que l’on peut trouver : J’écoutais le tic-tac de l’horloge quand un grand boum retentit au dehors ne font que confirmer la règle. Mais ce dont il s’agit ici va au-delà de ces considérations. Une autre erreur doit être évitée, cette tendance aussitôt contredite par les faits qui nous porte à postuler une correspondance terme à terme entre l’ensemble des mots et l’ensemble des « choses ».
7. Dans cette voie les choses ne peuvent …
Ne négligeons surtout pas la limite que fixe le début du paragraphe. On peut arriver à une certitude, mais c’est tout ce que nous pourrons faire. Et cette certitude est de la forme « Aucun X n’est possible en dehors de la condition C ».
Cette condition est que toute signification renvoie à une autre signification. On peut dire que la signification est essentiellement renvoi à une autre signification, qui est elle-même essentiellement renvoi à une troisième signification…
a. La signification n’est pas un absolu, elle est portée par tout le système symbolique auquel elle appartient.
b. Le renvoi ne peut être une relation en miroir entre deux signifiants, sous la forme d’un va-et-vient fermé sur lui-même.
c Il y a forcément un tiers. Chaque fois qu’une signification est posée, cela suppose une autre signification qui elle-même renvoie à une signification tierce.
On reconnaît là une configuration familière, oedipienne pour ne pas la nommer. Non que l’oedipe soit à la racine de tout cela. Simplement, l’oedipe est ce qu’il est dans sa dépendance aux structures du langage.
Mais signalons un autre aspect, une autre dimension de la formulation lacanienne. Le renvoi se fait de signification en signification. Or, la signification, qu’on ne doit pas confondre avec le signifié, est une fonction du signifiant.
On ne sort jamais de la langue, donc du système signifiant. Quant au champ du signifié, ce n’est en aucun cas le monde. On ne doit pas confondre signifié et référent. En d’autres termes, le signifié n’est pas le réel. Le champ du signifié étant une dépendance de la langue, étant gouverné par elle, on ne peut pas parler de déficience de la langue sur ce point.
Et s’agissant de la relation entre le signifiant et son référent, nous devons consater que jamais le langage ne saisit la chose. Il ne constitue son objet que sous la forme d’un concept. Ainsi la chose n’est-elle que la cause ou le prétexte du concept de chose et, de ce fait, pur concept, rien de réel, donc rien.
Note 8
Saint Augustin n’est pas seulement un Père de l’Eglise, c’est aussi un philosophe de premier ordre.
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1. Ces considérations …
C’est bien la question de la nature du langage qui est ici posée, et sous une forme très particulière : il s’agit d’un lieu (topologie), du lieu d’où le langage nous interroge sur sa nature. En d’autres termes, nous sommes interrogés par le langage sur la nature du langage même, et ce n’est possible que dans la mesure où le langage nous interroge depuis un certain lieu. Pourquoi considérer le lieu du questionnement avant la question proprement dite ?
C’est qu’avant d’entendre la question, il faut saisir sa raison d’être. Cela nous arrive tout le temps : tu me poses une question et avant de commencer à répondre, je te demande pourquoi tu me poses cette question, celle-là et pas une autre. Ce lieu, pour faire court, c’est notre propre expérience, plus précisémen ici, l’expérience analytique.
C’est à partir de notre propre implication dans le langage que nous nous interrogeons à son propos. Dès lors, nous ne pouvons plus considérer le langage comme nous considérerions une espèce vivante quelconque ou un phénomène du monde « extérieur ». Nous ne considérons pas deux objets distincts, le signifiant et le signifié, dont nous aurions à définir les relations. Rappelons-nous la formule : Il n’y a pas de métalangage.
Et là, préalable incontournable, nous devons nous déprendre d’une illusion, qui porte sur la fonction ou si l’on veut la raison d’être du signifiant. Cette illusion consiste à partir du signifié (ou si l’on veut de la pensée pure) pour dire que ce signifié, pour être, a besoin du signifiant, ce qui revient à poser le signifiant en dépendance au signifié.
Et si le signifiant existait pour lui-même ? Si le signifiant n’en avait rien à cirer de signifier, s’il était là simplement pour nous narguer et nous dire : « Attrape-moi si tu peux » ? Si l’on tient la signification pour un processus, alors le signifiant n’est pas apparu en fonction de ce processus.
L’erreur consiste donc à penser que le signifié appelle le signifiant, alors qu’en réalité le signifiant induit le signifié. On ne peut pas poser le signifié comme une sorte de chose et dire que le signifiant est l’outil dont aurait besoin le signifié pour se dire. Cette relation existe bel et bien, mais à l’intérieur d’un système préexistant, comme une des possibilité de ce système préexistant. Et c’est ce système, dans lequel nous sommes irrémédiablement impliqués, qu’il nous faut ici comprendre.
2. Car même à se réduire…
Demandons-nous d’abord ce que présuppose et peut vouloir dire la tentative d’interroger le sens du sens.
C’est un peu comme si, regardant après la vendange presser le raisin nous nous demandions ce qu’est la pression de la pression.
C’est pourtant clair : l’action de presser n’est pas elle-même pressable.
L’illusion consiste à isoler ce qu’on identifie comme le sens et de travailler ce sens comme s’il s’agissait d’un texte issu du texte. Double erreur, car, d’une part, le sens n’est pas isolable, et d’autre part, à le traiter comme un texte issu du texte, on le prive de toutes ses résonances, on l’enferme dans une univocité misérable.
Note 9
C’est ce qui est arrivé à un certain M. Richards qui, suivant cette voie, a triomphalement réduit la polyphonie d’un texte classique de la philosophie chinoise à la platitude d’une niaise ritournelle. En d’autres termes, il l’a tué, comme dans le conte l’imbécile trucide la poule aux oeufs d’or.
Pauvre monsieur Richards avec sa serpillère en guise de matière grise ; Lacan ne l’a pas épargné. En même temps, presser la pression… quelle idée !