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II. La lettre dans l’inconscient

1. L’oeuvre complète de Freud…
De quoi l’oeuvre freudienne est-elle faite ? L’essentiel est une appréhension de l’expérience. Cela revient à dire que l’oeuvre freudienne n’est pas de nature spéculative. Certes on y applique le raisonnement logique mais la base du travail reste la tentative de rendre compte des données fournies par l’expérience analytique. Le démenti apporté par un fait imprévu, voire indésirable du point de vue de la théorie, imposera une révision de celle-ci, ou même sa mise en cause.
Par ailleurs, Lacan souligne la présence constante de la littérature tout au long de l’oeuvre freudienne. Il ne faut pas le comprendre simplement comme un indice de grande culture mais bien comme la preuve d’une démarche scientifique focalisée sur le langage.

2. C’est ainsi que ….
La Traumdeutung peut être considéré comme l’ouvrage inaugural et fondateur de la psychanalyse. Elle nous ouvre la route royale à l’inconscient. Ce n’est pas simplement la première étape de l’oeuvre freudienne, c’est la découverte freudienne tout entière dans sa première formulation, laquelle, pour l’essentiel, peut être tenue pour définitive. Et cette découverte tient en un mot : ça parle, et pas au sens figuré. Il y a de la signifiance dans le rêve, le lapsus, la névrose… toutes ces manifestations psychiques apparemment incohérentes. Qui ne se met pas au diapason de la Traumdeutung n’a pas accès à l’oeuvre freudienne.
La Traumdeutung n’est pas un livre sur le rêve. Son objet est l’inconscient en tant que le rêve en est une manifestation privilégiée. Via l’étude du rêve, la Traumdeutung est la grammaire de l’inconscient.
Le mot « grammaire » est ici à sa place, car d’un bout à l’autre de la Traumdeutung il n’est question que de la lettre d’un discours.
De cette première formulation, retenons ici le terme de discours, lequel doit être pris ici dans sa plus grande généralité. Si le rêve est un discours, ce n’est pas au sens de ce que nous formulons ordinairement avec nos mots, nos phrases. C’est une forme de discours, qui nous parle d’une certaine manière, qui a sa propre lettre, c’est à dire quelque chose qui opère comme les lettres du discours commun tout en étant autre chose, qui a sa propre grammaire.

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1. La première clause articulée …
La proposition première, la plus fondamentale, parce tout le reste en découle, c’est que le rêve est un rébus.
Le terme de rébus n’est pas ici une métaphore, une façon de parler ; il désigne exactement ce dont il s’agit.
Mais il y a un jeu dans le « à la lettre » de Lacan, qui va au-delà de la nécessité de prendre les choses littéralement. De même que les mots de la parole sont constitués de phonèmes, de même que tout texte est constitué de lettres (on notera l’équivalence problématique que Lacan établit à nouveau entre lettre – typographique – et phonème), de même qu’un rébus est un énoncé constitué d’images livrant des fragments de chaîne sonore, de même le rêve est-il un discours dont les lettres, les phonèmes, sont des représentations, des images, bref tout ce que l’on peut trouver dans un rêve.
Cela va bien au-delà de l’idée qu’il y a quelque chose à comprendre dans le rêve, que le rêve n’est pas n’importe quoi. S’il y a quelque chose à comprendre, si le rêve signifie, encore faut-il savoir quoi et comment.
Apparemment, le rêve se présente comme une histoire souvent étrange que l’on peut raconter après coup. On pourrait s’en satisfaire et s’interroger sur cette petite histoire, mais justement, ce n’est pas ce que fait Freud. Dans un certain sens, cette histoire que semble raconter le rêve est un leurre. Ses éléments constitutifs sont en effet les « mots » d’une autre « histoire ». Supposons un rébus nous offrant à voir un nez, une femme dévêtue et un phare sur un récif. Nous serions tentés d’y voir le scénario d’un étrange récit, alors que c’est au mot « nénuphar » que cette écriture particulière veut nous amener. Or « nénuphar » n’a rien à voir avec un nez, une femme et un phare.

2. Freud exemplifie de toutes les manières …
La proposition fondamentale est que la valeur de signifiant de l’image n’a rien à faire avec la signification propre de cette même image. L’image est bien l’image de quelque chose, mais utilisée comme signifiant, ce qu’elle figure est annulé au bénéfice de sa fonction signifiante. Le dessin d’un nez figure un nez, mais sa fonction signifiante est ici, dans un système donné, l’association des phonèmes donnant la syllabe « né ».
Puisque Lacan, après Freud se réfère à l’écriture de l’Ancienne Egypte, suivons-le sur ce point. Les hiéroglyphes sont aussi des images et le plus souvent parfaitement reconnaissables: un faucon, un personnage, un animal. En alignant ces images, on pourrait imaginer des histoires. Or, les hiéroglyphes ne sont pas signifiants en tant qu’ils donnent à voir des choses, mais en tant qu’ils représentent des sons. Et alors, la combinaison des signes-sons fait apparaître un discours qui n’a rien à voir avec les vautours, les objets, les personnages que par ailleurs les hiéroglyphes figurent.

3. Mais il n’est pas besoin …
Il s’agit ici du problème posé par les psychanalyste qui n’ont aucune formation linguistique. Ne sachant pas ce qu’est le langage, ils n’ont guère de lumières possibles sur l’inconscient.
– Un symbolisme. Toute discipline qui déchiffre des signes doit reposer sur une théorie du signe.
– Deux types de symbolismes : le premier définirait le symbole par une analogie naturelle, une forme de ressemblance, une relation entre le signifiant en tant que chose et le signifié en tant que chose. Cela revient à réduire le symbolique au réel. Le second verrait dans les symboles des images des choses, ce qui revient à réduire le symbolique à l’imaginaire.
Pratiquement, dans l’analyse, cela consisterait à prendre les symbole au premier degré.
Voir dans le marc de café n’est pas lire dans les hiéroglyphes.
Arrêtons-nous un instant sur cette distinction. Le marc de café, c’est aussi le test de Rohrschach. Un motif est soumis au sujet, motif qui ne représente rien, mais dont l’apparence peut amener à plusieurs interprétations. C’est bien la forme du motif qui intervient, et il ne le fait en aucune manière en tant que signifiant. La raison en est qu’il n’y a derrière aucun Autre, aucun sujet portant un projet signifiant.
Lire dans les hiéroglyphes, c’est en revanche avoir déterminé de la manière la plus claire que la fonction des hiéroglyphes n’est pas dans leur ressemblance avec quoi que ce soit, mais dans le fait qu’ils sont les signifiants d’une écriture.
La question qui est posée est celle de la manière d’aborder les phénomènes qui apparaissent pendant la cure analytique. Comment interpréter un symptôme ou un rêve ?

4. Il faut dire que …
Décoder ou déchiffrer. C’est bien l’alternative.
Car il s’agit de deux démarches tout à fait différentes.
D’une part nous avons le code, qui n’est qu’une transposition d’un système d’écriture dans un autre. Par exemple, pour prendre un exemple élémentaire, je remplace chaque lettre de l’alphabet par un signe particulier. Si je dois décoder, je connais la langue, il faut juste que je rectifie le système d’écriture.
Mais il se peut qu’un système d’écriture inconnu nous renvoie à une langue inconnue. La tâche est ici bien plus compliquée.
Et voici qu’apparaît le mot cryptogramme.

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1. Faire ces stations …
Tout est dans la Traumdeutung. Donc, chacun est prié de suivre le sens de la visite et de commencer par là.

2. L’Entstellung …
Chez Freud, deux plans : les pensées du rêve et le contenu du rêve. Le contenu du rêve, c’est le rêve tel que nous pouvons le raconter pour autant que nous nous le remémorons. C’est ce qui dans la Traumdeutung figure sous la forme d’un bref compte rendu. En revanche, la pensée du rêve n’est pas quelque chose qui nous puissions avoir. En tout cas, on ne peut pas dire que la pensée du rêve ressemble au contenu.
On serait tenté de dire que la pensée du rêve est à l’origine du rêve. Mais nous n’y avons accès qu’à partir du contenu au terme d’une laborieuse analyse. Dans un sens, on peut dire qu’il y a la pensée du rêve qui aboutit au rêve, mais dans l’autre nous pouvons tout aussi bien affirmer qu’il y a le rêve qui nous permet de déployer ce que nous appelons la pensée du rêve.
En tout état de cause, il y a un passage de l’un à l’autre et c’est l’Entstellung dont il est ici question.
Mais posons maintentant la question de la fonction du rêve. Il ne s’agit en effet pas seulement de déterminer un point de départ, les pensées de rêve, et un point d’arrivée, le rêve proprement dit. Ce qui importe c’est de savoir ce qui est en jeu. A quoi le rêve sert-il ? Quelle est sa fonction ? Lacan ne répond pas directement à ces questions, mais il nous livre une piste essentielle : l’Entstellung est une précondition générale. Sans elle, le rêve serait un non-sens. Le rêve n’est pas seulement un signifiant dont il faudrait trouver le signifié ; c’est la transformation de quelque chose d’inconscient en quelque chose qui d’une certaine manière devient accessible à la conscience. C’est une formation de compromis entre les fortes revendications du ça et les résisances refoulantes du moi à la frontière de la conscience. On peut y voir deux dimensions : celle, positive, de la traduction et celle, négative, de la censure.
Le contenu du rêve est donc l’aboutissement d’un processus, le résultat d’une Entstellung ou transposition.
Chaque élément du contenu, chaque terme à analyser peut être considéré comme un noeud, au sens où sur lui convergent une pluralité de ligne d’interprétation.
Mais Lacan nous dit ensuite que cette Entstellung est le glissement du signifié sous le signifiant, glissement toujours en action.
Ce glissement est donc une transposition, un processus incessant de transposition.

3. Mais les deux versants …
De là, nous revenons aux fondamentaux que nous avons identifiés plus haut à propos de la langue : le signifiant, le signifié et l’incidence du signifiant sur le signifié. Nous allons mettre en lumière bien des correspondance, mais nous devrons également admettre certaines singularités du rêve.

4. La Verdichtung …
A propos de la Verdichtung, si Lacan insiste sur la dimension métaphorique du procédé, Freud souligne plutôt le principe d’économie qui règle dans le rêve, selon lequel un nombre variables de pensées du rêve sont représentées par un signifiant unique. Ainsi, dans le rêve de l’injection à Irma, c’est bien Irma que Freud reconnaît, mais presque aussitôt, il constate que sous les traits d’Irma se cachent d’autres personnages.
Nous avons insisté sur le fait qu’un signifiant était toujours polysémique, ce que note bien le dictionnaire quand il déploie pour chaque mot de la langue un champ sémantique souvent très vaste. Que l’on pense au nombreuses acception du mot « arbre ».
La Verdichtung procède donc de façon métaphorique.

5. La Verschiebung …
La Verschiebung, qu’il faut assimiler à la métonymie dans le discours est traduite par « déplacement ». Mais, se fiant au terme allemand, Lacan y voit une forme de virement de la signification. Virement a deux sens : c’est le mouvement que fait un voilier par rapport au vent et on peut lui associer l’idée de virage; mais c’est aussi cette modification chimique des couleurs qui peut affecter une photographie vieillissante.
C’est en jouant sur une ambivalence de cet ordre, un double-sens, que le mouvement du rêve parvient à déjouer la censure. Le procédé métonymique le plus typique du rêve est l’allusion. Un exemple particulièrement éclairant en est donné par Freud à propos du rêve dit de la monographie botanique. L’analyse du rêve révélera qu’il porte sur un événement important de la veille, une discussion avec un collègue. Or, cet événement n’apparaît pas directement dans le rêve. A la place nous est livré la référence à un autre événement d’importance très secondaire. L’analyse du rêve révèlera que l’événement anodin fait, par toutes sortes d’aspects allusion à l’événement important. Ces aspects sont autant de connexions, autant de fils qui conduisent à la conversation qui, en raison de la censure, ne pouvait pas être directement mise en scène dans le rêve.

6. Qu’est-ce qui distingue ces deux mécanismes …
Ici apparaît le terme de Traumarbeit, travail du rêve, ce travail par lequel le rêve remplit sa fonction signifiante.
Nous avons donc d’un côté la Verdichtung et la Verschiebung dans le travail du rêve et de l’autre la métaphore et la métonymie dans l’élaboration du discours.
C’est la même chose. Lacan l’affirme mais il convient de le souligner.
Il y a cependant une différence qui pourrait ébranler cette certitude et il nous faut en rendre compte. Le rêve est au discours ordinaire ce que le mime est à la parole dans le jeu qui consiste à faire deviner des mots, des titres de films, de livres ou de chansons en les mimant. La prise en compte de la consigne du jeu, telle est ce « Rücksicht auf Darstellbarkeit » dont parle Freud à propos du rêve. Compte tenu des moyens d’expression dont il dispose, le rêve doit recourir à tel ou tel procédé.
C’est particulièrement délicat, on le sait, pour les rapports logiques et pour la négation.

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1. Le reste de l’élaboration …
Tout cela étant dit, il y a encore un reste. J’ai l’impression d’ailleurs que Freud s’y prend, à propos du rêve en général, comme il le fait de chaque rêve en particulier, détaillant chacun de ses éléments comme on dresse un inventaire et définissant pour chacun d’eux son appartenance à un certain nombre de fonctions. Mais il reste toujours des inclassables.
C’est, dans les procédés de l’élaboration du rêve, ceux que Freud qualifie de secondaires.
La matière d’abord : des fantasmes, des rêves diurnes. Nous dirions, des rêveries.
Ces matériaux sont soit recyclés en tant qu’éléments signifiants dans le rêve lui-même comme les accessoires nécessaires ou simplement utiles d’une représentation théâtrale, soit repris au service de la présentation du rêve, à l’instar d’une campagne d’affichage annonçant le spectacle. Bref, cela relève de la déco.

2. Je m’excuse de paraître …
Il n’est pas dans les habitudes des scientifiques de revenir aux textes fondateurs. La mécanique newtonienne n’est jamais enseignées dans le texte de Newton. Alors pourquoi serait-ce différent pour la psychanalyse ?
La question pourrait se poser en ces termes si la découverte freudienne avait été effectivement comprise et intégrée à la réflexion actuelle des analystes. Or, si nous suivons Lacan, la psychanalyse post freudienne est fondée sur un malentendu, au sens tout à fait littéral du terme. Freud a été mal entendu. On ne saurait donc aller de l’avant sans revenir aux textes fondateurs.

3. Dès l’origine on a méconnu …
Qu’est-ce que cela veut dire que de méconnaître le rôle du signifiant ?
Prenons l’exemple du rêve. Pour Freud, le rêve est un rébus ; pour ceux que Lacan vise ici, c’est une histoire qu’il faut comprendre. Pour Freud, il y a le contenu du rêve, qui est une formation de l’inconscient et la pensée du rêve qu’il faut retrouver dans l’analyse du rêve. La confusion est de tenter de lire la pensée du rêve dans son contenu. Si je vois, dessinés sur une feuille de papier un morceau de tarte, la note do et un nez, je peux essayer de fabriquer une histoire incluant ces éléments, sans voir que les dessins ne sont là que pour nous indiquer les syllabes du verbe « pardonner ».. En d’autres termes, on voit du signifié servi tout cuit là où l’on ne doit reconnaître qu’un signifiant.
Dit autrement, cela revient à confondre signifiant et signifié et donc à ne pas voir que la constitution du signifié est une élaboration à faire, opération dont le sujet doit s’acquitter lui-même dans le cadre analytique.

4. Ceci pour une double raison …
La première est assez simple à comprendre. Les moyens formels dont disposait Freud étaient insuffisants, car il n’ont été véritablement constitués que dans l’oeuvre linguistique de Saussure, qui est postérieure.

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1. La seconde raison n’est …
Cette seconde raison requiert toute notre attention, car elle définit le critère distinctif de la psychanalyse lacanienne.
Lacan porte son regard sur le signifiant tandis que les autres s’accrochent aux significations.
Nous avons déjà observé une opposition de ce genre à propos du rébus ou des hiéroglyphes. Je ne dois pas me laisser fasciner par le dessin de la note do suivi de celui d’un nez alors qu’il s’agit simplement du verbe « donner ». De même, je ne dois pas me laisser abuser par les péripéties et les symboles que le rêve nous présente, sachant qu’ils sont à traiter comme les signifiants d’un discours qui s’articule sur un tout autre plan.

2. J’ai montré pour mon séminaire …
A l’image d’un Freud hésitant qui se serait renié en permanence, Lacan substitue celle d’un Freud précurseur, toujours fidèle à sa doctrine première, à cette découverte originelle, constamment forcé de redresser la barre pour lever les malentendus extérieurs ou les ambiguïtés internes d’une formalisation encore balbutiante.

3. Car dans le cas où …
Freud a un objet, mais il manque des moyens adéquats de le traiter. Mais au moins ne s’est-il jamais lui-même mépris sur cet objet. Il nous a même fourni les moyens de le reconnaître tel qu’il est en dépit des difficultés.

4. Le reste fut l’affaire des dieux …
On pourrait traduire cela par « A l’impossible nul n’est tenu ». Bref, les choses sont allées comme elles pouvaient et le malentendu l’a emporté.
Il se déroule bien quelque chose qu’on peut appeler l’analyse, mais cette analyse est biaisée par les repères qu’elle se donne. Et attention, cette notion de repère est tout à fait centrale. Il s’agit de savoir ce qui est pertinent, ce qui détermine la perspective permettant de distinguer ce qu’il faut considérer et ce qui importe peu. Alors quels sont ces biais que dénonce ici Lacan ?
– La fascination pour les formes imaginaires. Tout ce qui fait image n’est pas signifiant. Les enluminures des manuscrits médiévaux embellissent l’objet livre, mais elles n’ont avec le texte lui-même qu’un rapport anecdotique. De même, un texte sur une fresque égyptienne est à la fois un texte et un ornement. Qu’on le magnifie en soignant les caractères ne trompe pas celui qui sait lire. En revanche ces ajouts peuvent fasciner ceux qui ne sont sensible qu’à l’esthétique de l’ensemble. C’est ainsi qu’entre une analyse et une séance de tirage de carte, la différence s’amenuise.

5. La technique qui se réclame …
Le problème, c’est que cette technique dévoyée a des effets et souvent des effets thérapeutiques.
Son caractère bancal nous est ici décrit.
On y pratique la règle analytique de libre association, mais on ne prend pas en compte la conception de l’inconscient qui la justifie, ce qui revient à dire qu’on ne sait pas vraiment ce qu’on y fait.